Des sources historiques au remontage de l’oeuvre

Tout projet de reprise ou de reconstitution d’une œuvre de danse présuppose l’existence de traces ou de véhicules de la mémoire : témoins-passeurs, archives et documents, notations, captations audiovisuelles, etc. Quand la transmission orale, plus ou moins directe, est impossible, et que les œuvres datent d’avant l’ère de la vidéo, il faut travailler à partir des seules sources écrites et graphiques éventuellement disponibles.
Ce fut le cas pour le projet de remontage en 2011 par un groupe de danseurs amateurs d’extraits de « Der Titan » de Rudolf Laban. Si la pièce est une des plus documentées de Laban, c’est le mode de lecture même des documents disponibles qu’il a fallu définir. Comment, en effet, bien déchiffrer ces sources chorégraphiques historiques, concernant une œuvre qu’on n’a pas vue, et comment leur restituer une cohérence ?

C’est en 2010 que Sillages, groupe chorégraphique amateur implanté à Nice, obtient le soutien du Centre national de la danse et du ministère de la Culture, dans le cadre du dispositif « Danderse amateur et répertoire », pour remonter avec 12 danseurs un extrait de la pièce « Der Titan » de Rudolf Laban.
Faute de transmission directe, seule l’existence de sources documentaires précieuses au sein du fonds Albrecht Knust de la médiathèque du CND (donation Roderyk Lange) rendait ce projet possible, à condition toutefois de pouvoir interpréter et déchiffrer ces sources.
C’est pourquoi les deux directrices artistiques du groupe, Sylvie Puiroux et Béatrice Mazalto, ont invité à collaborer au projet deux « labaniennes » aux expertises complémentaires : Christine Caradec (danseuse, enseignante et notatrice Laban) et Elisabeth Schwartz (danseuse, certifiée en Laban/Bartenieff, spécialiste du répertoire d’Isadora Duncan et inspectrice de la danse de la Ville de Paris).

Après un travail de recherches, de traduction et de déchiffrage de ces ressources historiques, les ateliers et répétitions se sont succédés durant un semestre afin d’approcher au plus près de la création originelle du chorégraphe. Les deux tableaux de la pièce remontés par le groupe ont finalement été présentés le 5 juin 2011 au Théâtre de l’Espal du Mans, sous les lumières de Françoise Michel, lors de la 5e rencontre nationale « Danse amateur et répertoire » réunissant tous les groupes aidés par le CND (voir les extraits vidéos 1, 2 et 3). Une seconde présentation a eu lieu le 31 mars 2012 à l’Université de Nice Sophia-Antipolis.

Le choix du groupe s’était porté sur une danse chorale de Rudolf Laban qui permettait aux amateurs de se sensibiliser aux fondements de la danse moderne. Avec « Der Titan » [Le Titan], créé le 17 juin 1927 à la Stadthalle de Magdeburg, Rudolf Laban voulait « éveiller l’esprit de la communauté, seul capable de libérer l’homme des chaînes qui l’emprisonnent et de rouvrir ses sources créatives, permettre l’accès à une volonté collective pour un mieux-être spirituel » (voir son texte d’intention et les photographies de la création). « Der Titan » est son premier grand chœur, conçu comme un manifeste pour une danse collective, une preuve en acte de l’importance des danses chorales où se mêlent l’esprit de fête et l’ambition d’une réconciliation entre les êtres.

Pour reconstituer l’œuvre, il s’est agi de retrouver son esprit, sa structure et sa composition, à partir des témoignages écrits existants et, surtout, en étudiant les archives du Centre national de la danse, dans un effort pour « lire ensemble » les documents disponibles. Les deux éléments principaux qui ont été analysés sont présentés ici sous forme numérique. Ces ressources essentielles pour connaître l’œuvre sont : d’une part, les notes de mise en scène et de chorégraphie de R. Laban datant d’avant la création de la pièce en 1927 et, d’autre part, la notation en cinétographie Laban qu’Albrecht Knust en a faite, à l’occasion de sa reprise le 28 janvier 1928 au Zirkus-Busch-Gebäude de Hambourg, lieu le plus adapté à la conception par Laban d’un théâtre circulaire (cf. le programme de cette reprise ).

La cinétographie de Laban, système de notation Laban, conçue dans les années 1920 à partir de l’étude du système bien plus ancien de Raoul Auger Feuillet, est fondée sur les multiples possibilités de mouvements à partir de chaque articulation du corps, et cela dans un temps et un espace déterminés [voir, par ailleurs, notre dossier sur la « Notation du mouvement »].

Ce système, très efficace pour transcrire le mouvement humain et assurer la préservation ainsi que la transmission d’un répertoire chorégraphique, a été utilisé par A. Knust, pour la notation de « Der Titan », dans son état de définition initial – bien avant que ne soient discutés et mis en application au cours des décennies suivantes, à partir de ses principes premiers, les nombreux développements de cette « écriture » du mouvement. Il a donc fallu, pour conduire le projet de remontage de l’œuvre, adapter les habitudes actuelles de lecture des signes de la cinétographie afin de déchiffrer de façon pertinente des documents datant des années 1920 et déduire certaines informations alors non notées.

Parallèlement, la divergence de certaines informations – selon les sources utilisées – montre combien la lecture même des documents relève d’une forme d’interprétation qui requiert une grande cohérence de pensée, à défaut de garantir une stricte exactitude des hypothèses retenues pour la reconstitution chorégraphique.
À titre d’exemple, le dénombrement des effectifs de la pièce varie selon les sources : tandis que plusieurs ouvrages consacrés à Laban mentionnent – pour la création à Magdeburg – un effectif total de 71 interprètes (13 femmes et 41 hommes formant les groupes de titans, 10 autres interprètes féminines, et des solistes : 2 femmes et 5 hommes), les notes de mise en scène et de chorégraphie de Laban indiquent un groupe de 60 personnes réparties en 10 oiseaux, 20 titans et 30 rochers.

D’autres écarts ou nuances existent entre les notes de 1927 et les cinétogrammes de 1928, nuances qu’il a fallu éclaircir. C’est ce dont rend compte ici la notatrice Christine Caradec qui nous livre son mode de lecture des archives disponibles et le découpage qu’elle a élaboré des tableaux I. et II. du grand chœur « Der Titan » qui en comptait six.