Francine Lancelot, les horizons multiples

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« Les horizons aux horizons succèdent, les plateaux aux plateaux, les sommets aux sommets. On avance toujours, on n’arrive jamais. » Ainsi Victor Hugo évoquait-il la marche successive des grands esprits dans son poème « La caravane » [1]. On pourrait utiliser la même image pour évoquer le travail et l’œuvre de la seule Francine Lancelot (1929-2003) tant elle a parcouru des terres en apparence éloignées ou disjointes, tant elle s’est abreuvée à des sources distantes et tant elle a – après chaque sommet gagné – engagé d’autres courses, comme ses curriculum vitae en forme d’autoportraits en témoignent. Ce sont des horizons multiples qui l’ont nourrie et autant d’horizons encore qu’elle a dégagés et ouverts pour l’enrichissement et le plaisir des amateurs de danse.
Chemin pluriel que celui de ses apprentissages artistiques : formée chez Malkovsky et à la danse classique, puis auprès de Mary Wigman, dans les années 50 ; initiée à la scène ensuite – comme danseuse et comédienne – auprès de Françoise et Dominique Dupuy puis de Jean Dasté ; bouleversée par un spectacle de danse traditionnelle d’une troupe de Sarajevo et, dès lors, passionnée par ce type de répertoires ; faisant enfin ses premiers pas de chorégraphe avec Claudie Jacquelin et Christiane de Rougemont (compagnie « Choreïa 3 », 1963-1965), puis en association avec les compositeurs et musiciens François-Bernard Mache et les frères Bernard et François Baschet (1965).
Savoir multiple aussi que celui qu’elle aura acquis et transmis : formée au collectage des chansons et danses traditionnelles par Jean-Michel Guilcher, elle est bientôt missionnée par le CNRS pour recueillir les répertoires encore en vigueur au cours des années 60 et 70, de l’Aubrac à la Haute Bretagne, en passant par la Gascogne, le Languedoc, la Provence, les Landes ou la Vendée ; tôt initiée au système d’écriture du mouvement de Pierre Conté par Michelle Nadal puis étudiant la notation Feuillet à l’École pratique des Hautes Études et bientôt fixant elle-même, partant d’éléments de partitions d’époque, la notation en Conté de ses propres créations chorégraphiques ; associant et réfléchissant enfin les différentes sortes de « danses historiques », danses de village ou bien de cour.
Amassant une vaste documentation sur la danse de théâtre et de cour des XVIe aux XVIIIe siècles européens, F. Lancelot devient ainsi l’actrice d’une vraie redécouverte de ce qu’on appelle depuis les années 1960 la « danse baroque », en s’appuyant sur « la richesse d’une tradition propice aux métamorphoses » selon le mot de Jacqueline Robinson [2], et élabore dans son ouvrage La Belle dance, le « catalogue raisonné de toutes les chorégraphies en écriture Feuillet conservées en Europe » [éditions Van Dieren, 1996].
S’attachant à l’étude du rapport entre pratiques populaires et pratiques savantes dans le cas des farandoles provençales, sujet de sa thèse dirigée par le célèbre sémioticien A. J. Greimas, elle analyse – comme l’explique Pierre Laurence – « le phénomène d’intégration d’une technique chorégraphique d’origine militaire à la danse populaire (par le biais des maîtres à danser) ainsi que le contexte sociologique de la pratique de ces farandoles » [3].
Perspectives diverses encore que celles que F. Lancelot ouvre et déploie dans ses spectacles, ouvrages lyriques tels Atys de Lully créé en 1987, avec William Christie dirigeant les « Arts florissants », et remonté en 2011 à l’Opéra Comique, ou comédies ballets, comme Le Malade imaginaire (1990), en passant par des créations originales, par exemple son Rameau l’enchanteur (1983) nourri de danse indienne, Tempore et mesura (1988) ou Partita (1991), des reconstitutions ou des conférences dansées.
Elle est chaque fois la partenaire de musiciens, de musicologues, de décorateurs ou de costumiers choisis. Chaque fois aussi, servie par les interprètes fidèles, passionnés autant qu’elle de danse baroque, qu’elle fédère au sein de la compagnie « Ris et Danceries » créée en 1980 après sa rencontre déterminante avec le claveciniste Antoine Geoffroy-Dechaume et à l’initiative de Philippe Beaussant et de son Institut de musique et de danses anciennes (IMDA), une compagnie qui va connaître un très grand retentissement en France comme à l’étranger [4].
D’autres fois, ce sont des interprètes extérieurs à la compagnie, le cas échéant surprenants comme Rudolf Noureev, par exemple, qui lui commande pour l’Opéra de Paris un solo sur les Suites pour violoncelle de Bach (Bach-Suite en 1984), collaboration qui se poursuivra en 1985 avec Quelques pas graves de Baptiste et à propos de laquelle elle lui dira, en avril 1986, comment elle a « toujours trouvé miraculeux qu’une laborieuse abeille et une comète fulgurante puissent s’entendre ».
Mais Francine Lancelot invite aussi à la découverte et à l’étude comme pédagogue, transmetteuse inlassable et joueuse, de stages en cours à l’université, de lectrice de mémoires et de thèses, en témoin exigeante et attentive des créations de ses anciens danseurs et danseuses devenus à leur tour chorégraphes.
Par talent tout autant que par tempérament, c’était aussi une personnalité complexe et à diverses facettes que Francine Lancelot laissait s’exprimer, une « alliance du doute et de la certitude, de la remise en cause perpétuelle et de l’autorité », selon le témoignage de Catherine Kintzler [5] qui ajoute : « En même temps qu’elle diffusait ses découvertes et ses inépuisables connaissances, elle n’hésitait jamais à prendre conseil auprès de ceux, souvent plus jeunes qu’elle, dont l’avis lui semblait nécessaire. Elle ruminait les hypothèses et les doutes, se faisait du souci, désespérait de jamais parvenir, et puis, le moment venu, elle tranchait, décidait, allait de l’avant avec une sorte de robuste bonne humeur. »
C’était surtout une artiste et chercheuse douée de ce « double regard » dont parle très justement Marina Nordera désignant « les deux modalités essentielles de la transmission de la danse » qu’a pratiquées et questionnées Francine Lancelot [6]. Rapportant une scène habituelle et révélatrice, où F. Lancelot chausse ses lunettes pour regarder une partition en notation Beauchamps-Feuillet, « puis les enlève et, en les tenant avec l’élégance de deux doigts relâchés, montre aux danseurs un rond du coude ou indique la courbe d’un parcours dans l’espace », avant de les enfiler à nouveau pour replonger dans la partition, M. Nordera y voit ce double creuset, « les sources écrites et l’inscription dans le corps », qui suscitait chez F. Lancelot « une double curiosité, un double engagement et un questionnement sur leur interaction ».
C’est ici en effet que se nouent et se concilient cette « expérience de l’archive » et cette « archive de l’expérience » [7] si caractéristiques des chemins variés empruntés par F. Lancelot au fil de ses travaux et de ses oeuvres, et qui ont finalement convergé dans le souci constant à la fin de sa vie d’assurer la transmission et l’accessibilité de sa documentation, des sources et des traces de ses recherches, en s’appuyant sur les différents lieux compétents pour cela, dont le Centre national de la danse, et que révèle le très riche fonds d’archives confié à sa médiathèque dont sont issus les documents présentés aujourd’hui.

L. Sebillotte (janvier 2011)

Ce texte a été écrit à l’occasion d’une exposition de pièces d’archives à la médiathèque du CND du 14 février au 22 avril 2011.

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[1In Les Châtiments (1853).

[2Voir les pages qu’elle consacre à Francine Lancelot dans son Aventure de la danse moderne en France (1920-1970), éd. Bougé (Sources), 1990, p.323-325.

[3Cf. Pierre Laurence, « Hommage à Francine Lancelot », Bulletin de liaison des adhérents de l’AFAS [En ligne], 26|2004, consulté le 24/12/2010. URL : http://afas.revues.org/1487

[4De 1984 à 1989, F. Lancelot partagera la direction artistique de Ris et Danceries avec François Raffinot.

[5Cf. Mezetulle Blog-revue de Catherine Kintzler : http://www.mezetulle.net/article-12... (mis en ligne du 21 novembre 2005, consulté le 4 janvier 2011).

[6Cf. « Le double regard de Lancelot », in Bach Suite [programme Brown / Forsythe / Lancelot], Opéra de paris, 2004, p.31.

[7Ce jeu de mots est proposé par Marine Nordera dans son essai « L’archivio dell’esperienza nell’esperienza dell’archivio : le segnature di Fracine Lancelot », in Ricordanze : memoria in movimiento e coregrafie della storia / Susanne Franco et Marina Nordera (éd.), Utet Universita (Turin), 2010, p.49.