Le Malade imaginaire, présentation de la comédie-ballet de Molière sur la musique de Marc-Antoine Charpentier par Thierry Leroux

Comédie-ballet en trois actes de Molière, avec prologue et mêlée de musique et danses.
Musique de Marc Antoine Charpentier, ballets de Pierre Beauchamps.
Créé au Théâtre du Palais-Royal le 10 février 1673.

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 LE FAUTEUIL HANTÉ

Drôle, rythmée, mordante, savamment orchestrée dans ses trois actes, débridée dans son finale, la trentième pièce de Molière occupe une place mythique dans l’histoire du théâtre. Elle la doit en partie à l’irruption, fatale et spectaculaire, de la tragédie dans la comédie : au soir du 17 février 1673 et de la quatrième représentation, Molière meurt en scène - ou peu s’en faut.

Coup de théâtre dans le théâtre, stupéfiant effet de machines endiablées, surprise de la mort en tomber de rideau d’une pièce sur la maladie, cet évènement d’une terrible puissance dramatique a touché aussitôt le public. Dès ce soir-là, une ombre s’est attachée à la pièce comme un quatrième acte fantôme, conditionnant à jamais sa vision et sa réception. Chaque siècle réécrit cette fin de partie selon son ethos, toujours sous l’emprise de cette sidérante conjonction des deux masques. Une doxa s’est constituée, qui tend à voir la mort de Molière comme consubstantielle à sa pièce et plaque sur elle une dramaturgie pré-établie. Qui, metteur en scène huron ou cancre génial, peut se soustraire aux sortilèges de l’illustre fauteuil conservé pieusement à la Comédie Française ?

Or, nous ne voyons jamais Le Malade imaginaire, sauf exception. Nous voyons la pièce, satire de la médecine à travers le portrait d’un hypocondriaque, qui n’est qu’une composante de la comédie-ballet* de Molière. C’est pourtant sous cette forme, intrinsèquement chorégraphique, que la pièce trouve sa véritable dimension, son unité et son sens profond. Seules des restitutions complètes, comme celle à laquelle Francine Lancelot a collaboré, peuvent en donner la vraie mesure.

L’œuvre qui apparaît alors révèle un propos sensiblement plus large que celui de la pièce. Certes, tout tourne autour de la situation centrale, mais bien d’autres choses se disent, dans le prologue, les intermèdes, les danses, les chants, et la vision globale nous fait saisir le dessein profond de Molière dans sa dernière création.

 CE QUI SE JOUE DANS LE MALADE IMAGINAIRE

En 1672, quand il met en chantier sa nouvelle comédie-ballet, Molière possède parfaitement les ressources d’un genre qu’il a lui-même inventé dix ans plus tôt et qui lui a valu d’éclatants succès, partagés avec Lully. Collage improvisé à l’origine, la formule de ce spectacle complet est désormais affûtée. Présentée « avec tous ses ornements », sa comédie n’a, absolument, rien d’ornemental. Musique, chant, danse, texte, décors, machines, tout est mû par le même ressort et concourt au même but : divertir, enchanter, éblouir, et surtout dire.

Molière, qui met toujours l’honnête homme sur son théâtre, a beaucoup à dire, et même à redire - y compris au roi lui-même, chez lequel il pressent un éloignement qu’exploitera Lully. L’enjeu de son combat, c’est la survie d’un théâtre parlé à la fois musical, chorégraphique, lyrique, et bien sûr comique. A l’heure où tous les arts servent la gloire royale, Molière n’entend pas renoncer à sa liberté de jugement, ni de parole, et à la satire des travers de son temps. La comédie-ballet est un instrument de sa main, et à sa main. Tout son art se déploie dans ce dispositif qui combine des registres et des effets très divers, du plus appuyé au plus subtil, lui permettant de donner tantôt à voir, tantôt à entendre, selon qu’il écoute sa conscience ou sa prudence. Molière a la rage du verbe, mais dire sans recourir aux mots l’intéresse aussi. Molière se sent homme du spectacle complet. Il veut activer toutes les machines, moitié par ambition, habileté et audace, et moitié par goût profond, curiosité créative et rêve d’un théâtre ouvrant sur une nouvelle vision du monde. Autour de la pièce et de son propos déclaré, tout un non-dit s’ébroue joyeusement à travers les interdits.

Mais là où brille surtout Molière, c’est dans sa capacité à maîtriser et allier tous les langages. Celui de la danse tout d’abord, langage à la fois royal, sous Louis XIV, et populaire. La « belle danse » de Pierre Beauchamps, largement comprise, sert en outre la composition d’ensemble, assurant son équilibre, sa fluidité et son sens global. Langage purement théâtral ensuite, par d’adroits jeux de miroir entre les situations et de savoureux réponds entre tirades et chansons. Langage infra-textuel aussi, à travers les saynètes à double entente, dans le style de la commedia dell’arte, qui font tout le sel du premier intermède. Pour la musique, Molière a trouvé un complice. Charpentier passe avec un égal bonheur de la majesté de l’Ouverture au burlesque de la cérémonie finale, et de la pastorale du prologue au petit opéra impromptu de l’acte II. Grâce à lui, la musique s’associe parfaitement à la danse pour faire vivre cette variété de climats, de couleurs, d’émotions et de plaisirs que Molière aime tant agencer.

 LES GRÂCES ET LES RIS DES JEUNES AMOURS

Même si elle veut aussi charmer ou émouvoir, la comédie-ballet de Molière reste une fantaisie, sur fond de peinture de mœurs, animée par le rire salvateur. Molière s’est expliqué, dans son placet au roi sur Tartuffe, sur le but de toutes ses comédies : « corriger les hommes en les divertissant », « attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle ». Ses comédies-ballets ont toujours une tonalité plaisante ou franchement comique.

Grâce à ses « ornements », Le Malade imaginaire ne fait pas exception, et ce sont eux, d’ailleurs, qui livrent le vrai thème de cette comédie-ballet : les plaisirs de l’amour dans la liberté. Après le somptueux prologue « en musique et en danses » à la gloire du roi, « pour le délasser de ses nobles travaux », l’œuvre s’égaie en effet de trois intermèdes (« entremêlés » de danses et de chansons) très colorés et réjouissants, dont la note juvénile forme un contraste saisissant avec la pièce. Molière y fait l’apologie du plaisir sans entrave et plaide en faveur de la liberté d’aimer d’une jeunesse brimée par les volontés paternelles. Le premier intermède après l’acte I annonce le thème sur le mode burlesque, puis le pseudo-opéra de l’acte II entre Angélique et Cléante l’énonce explicitement, suivi du deuxième intermède qui chante « les plaisirs charmants sous l’amoureuse flamme », et enjoint d’y céder sans délai : « profitez du printemps de vos beaux ans, aimable jeunesse … donnez-vous à la tendresse ». Pour éviter de trop « donner dans la bergerie », assurer de la force à son sujet, du caractère à son comique et de l’équilibre à l’ensemble, il faut bien sûr un contrepoint solide. Ce sera, en regard de cette aimable jeunesse, l’acariâtre autorité du malade Argan, opposé à ce bonheur, ne recherchant que sa satisfaction et ramenant tout à son obsession concentrationnaire. Tous les modes de « divertissement » vont être tentés par les jeunes gens et leurs alliés, sans succès, jusqu’à ce que le récalcitrant lève lui-même l’obstacle en « guérissant », ce qui redonne libre cours à la jeunesse et à l’amour. Le vrai argument de la pièce, le libre amour de la jeunesse, apparaît ainsi, parfaitement scénographié par Molière qui règle finement le dialogue entre les trois arts et montre, dans la liaison de la pièce avec ses divertissements, plus de naturel et de grâce que n’en révèle la seule lecture du texte.

Le thème est bien choisi : il se greffera aisément sur celui du carnaval qui s’annonce, et cette philosophie des plaisirs amoureux a toujours rencontré le plein assentiment du roi - dans sa jeunesse, du moins.

Mais beaucoup de choses sont en train de changer, et c’est ce qui explique, en partie, le ton plus sombre de la pièce, plus noir qu’à l’accoutumée, qui perce sous l’or des agréments et le tulle rose des pastorales.

 L’HEURE GRAVE

Le roi, qui ne danse plus, aime-t-il encore rire ? La question se pose, en 1672, année du Passage du Rhin. Il combat la Hollande protestante, Bossuet étend sur lui son aile d’aigle, le règne de Madame de Maintenon se prépare, et son absolutisme le porte vers un autre théâtre, Versailles. Molière, même s’il donne en mars Les Femmes savantes, ne rit guère, lui, en cette année de deuils et de dangers : mort de Madeleine Béjart le 17 février (un an juste avant lui), mort de son deuxième fils nouveau-né en octobre, aggravation de son mal, mais aussi perte de vitesse. Car Lully, de mars à septembre, s’empare de tous les leviers en s’octroyant coup sur coup l’Académie de Musique, le privilège de l’Opéra, et, par ordonnances royales, le monopole de fait de la musique, du chant et en partie de la danse. Molière en rêvait à sa façon, Lully l’a fait, plus radicalement. L’ordonnateur des plaisirs royaux, c’est lui, et ses « Défenses » sont claires : pas plus de deux voix et de six violons au théâtre, et pas de danseurs. Conséquemment, aucune commande ne parvient à la troupe de Molière : le divertissement prévu pour le Carnaval de février 1673 ne lui est pas confié.

Molière se bat, en appelle au roi, rompt avec Lully. Et s’attelle aussitôt, avec Charpentier, plus musicien des Guise que de la cour, et Pierre Beauchamp, maître de la danse en tourbillon, à ce qui va devenir Le Malade imaginaire, pièce « meslée de musique et de danses » qui contourne les défenses de Lully, avec 12 violons, 12 danseurs, 3 symphonistes, 2 chanteurs et chanteuses. C’est un gros investissement, après la coûteuse transformation du Théâtre du Palais-Royal pour Psyché en 1671. Près de 2400 livres dit La Grange, « à cause du prologue et des intermèdes remplis de danses, musique et ustensiles ». Mais, pour peu que le roi le voit et l’apprécie, Le Malade imaginaire est le salut.

Le 10 février 1673, le spectacle est là, achevé avant celui de Lully et Quinault, tout prêt à servir pour le Carnaval.

Ce carnaval vient très à propos. Molière a vite vu tout le parti que son génie pouvait tirer de la situation, en profitant de ce que cette période autorise, sous le couvert de la tradition. Fête masquée, le carnaval est fait pour travestir, divertir, mais aussi avertir. Une parenthèse de contestation impunie où l’on bouscule les apparences pour faire apparaître la vérité. Par ailleurs, son rituel est tout tracé et Molière le suivra : charivari des jeunes gens, exposition des maris trompés ou asservis, et, en apothéose, exécution du plus ridicule dans la liesse populaire. Molière, sous le masque du fou, celui du roi en l’occurrence, n’a qu’à se couler dans cette forme pour écrire sa défense et présenter à Louis un habile placet, aussi éloquent que divertissant. Car le carnaval reste une fête de pur délassement où la musique, le chant et la danse tiennent un grand rôle. A ce mariage idéal de la farce et du faste, la forme mixte de la comédie-ballet va comme un gant.

Toutes les chances sont donc réunies pour plaire, retrouver la faveur du roi et contrer Lully. S’il réussit, Molière aura démontré que le genre de la comédie-ballet est indispensable, que le rire est indispensable, que lui-même est indispensable. On ne va pas rire au somptueux opéra de Lully ; on rit chez Molière, sans préjudice de l’émerveillement. Sa formule aura montré sa force, et la scission opérée par Lully entre théâtre lyrique et théâtre parlé musical, sa faiblesse.

La mort brutale de Molière marque la fin durable de ce rêve, faisant du Malade imaginaire l’apogée et le glas de la comédie-ballet. Quand le roi la verra enfin, en 1674, avec un prologue remanié, le secret du genre semble déjà perdu avec son auteur. Le théâtre lyrique, dans sa pleine dimension, va naître d’un théâtre musical qu’il éclipse – pour longtemps.

 DANSE DE MORT DES ILLUSIONS, DANSE DE VIE DES VÉRITÉS

La construction du Malade imaginaire est éminemment chorégraphique. Molière cherche une cohérence et la trouve dans la danse, qui est vraiment pour lui, plus que la musique, le trait d’union entre les arts de la comédie-ballet. Les liens qu’il crée entre les ornements et la pièce en sont la preuve. Sur le papier, texte ou didascalies, ils apparaissent sommaires, faiblement justifiés, presque bâclés. Des pirouettes d’escamoteur. Mais dans la vue d’ensemble, tout est enlevé par le mouvement général, tout « se tient » dans une circulation permanente, visible et équilibrée des forces. Son travail ne vise pas à un éclatement du spectacle en petits spectacles vaguement reliés. S’il montre un souci de laisser aux intermèdes joués une certaine autonomie, comparable à la liberté qu’il accorde aux parties chantées, c’est par recherche d’une polyphonie harmonieuse. Et le vecteur de cette harmonie, c’est la danse. Au point que, loin de soustraire à son influence la partie comédie, il l’y soumet, bien au contraire. La danse est partout chez elle, pour Molière, et la scénographie lisible de sa pièce révèle qu’il s’appuie sur elle pour unifier la forme globale de sa création et lui donner son vrai sens.

Formellement, la pièce – cœur du spectacle à ses yeux – présente une très remarquable concentricité, qui l’aide à s’inscrire naturellement parmi les ornements et témoigne d’une vision essentiellement chorégraphique de la mise en scène, sans doute renforcée par sa collaboration avec Beauchamps.

Molière installe sur la scène une centralité, puis l’entoure d’un jeu animé de satellites. C’est sur cette matrice (idéalement symbolisée par le fameux fauteuil !) qu’il peut développer sa pièce. Classiquement, celle-ci se présente comme une nouvelle satire de la médecine, mais elle se double d’une focalisation sur l’œil dont on voit les choses, une interrogation, plus ontologique encore qu’optique, sur l’apparence et le réel. En ce sens, Le Malade imaginaire, dans sa version complète, nous éclaire sur le but probable que poursuivait Molière à travers le genre composite de la comédie-ballet : une multiplication des points de vue jusqu’à la déréalisation, suivie d’une forme de nouvelle prise de conscience et d’un nouveau regard sur le monde, plus apaisé peut-être, plus humaniste certainement, fruit de la rencontre du rire, de la raison et de l’enchantement.

Cette centralité est bien plus que l’endroit de la scène vers lequel convergent les regards. Si Molière en fait le point nodal de tout son spectacle, le lieu où il se tient en personne, ce n’est pas non plus pour mieux l’articuler ou signifier qu’il le dirige. Sans doute est-on porté, avec plus de vraisemblance, à penser qu’il a voulu promouvoir, dans sa caricature d’une médecine ignorante, la découverte majeure des « circulateurs » en 1672 : la circulation du sang, qui périme la saignée de Patin. Molière, au centre de la scène, incarnant dans ce cas le cœur de l’organisme nouvellement compris. Mais plus sûrement encore, c’est l’homme qu’il place, une fois de plus, au creux du tourbillon des apparences, en proie au doute et comme toujours jouet des mystifications. Seulement cette fois, ce doute ne porte pas sur la vertu ou la sincérité, mais sur le mystère de la nature et le secret de la vie. Jamais Molière n’a réalisé synthèse plus personnelle du matérialisme de Lucrèce, du doute systématique de Descartes, du pari de Pascal et du rire de Rabelais.

L’axe du tourbillon c’est Argan, qui s’imagine malade et fait tourner tout son monde autour de cette idée fixe. Son solipsisme lui inspire une solution de pure logique : donner sa fille à un médecin qui s’occupera de lui. Le point de vue de l’intéressée est pour lui littéralement excentrique : comment Angélique pourrait-elle aimer ailleurs, hors de ce qui est « utile à la santé de son père » ? Quoiqu’il n’aspire qu’à être entouré, Argan est aveugle à ce qui l’entoure, prisonnier de son obsession. Il ne distingue plus l’affection réelle du premier cercle (ses deux filles, son frère Béralde, sa servante Toinette) des soins intéressés que lui prodigue le deuxième (sa seconde femme Beline, les hommes de science et de loi). Il ne voit pas les diversions tentées par le premier, encore moins le détournement opéré par le second, et reste insensible au divertissement proposé pour le tirer de son erreur. Or il prétend voir, sa monomanie est aussi une exigence de lucidité : il lui importe de démêler le vrai du faux, l’authentique de l’imposture, afin d’apercevoir la seule chose vraiment importante pour lui : le naturel. Le lucrécien Béralde s’emploie bien à tirer cette quête vers la vision d’une nature souveraine, auto-réparatrice, qui, « quand on la laisse faire, se tire d’elle-même des désordres où elle est tombée ». Mais il reconnaît que « les ressorts de notre machine sont, jusques ici, des mystères où les hommes ne voient goutte, et que la nature nous a mis au-devant les yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose ». Pour autant, il n’exonère pas son frère : « il faut vous avouer (…) que vous voyez les choses avec d’étranges yeux ». Pour le déciller, il faudra l’amener à simuler la mort, ce qui lui ouvre les yeux sur sa femme (« je suis bien aise de voir votre amitié »), et sur sa fille (« je suis ravi d’avoir vu ton bon naturel »). Puis lui ouvrir une nouvelle perspective : devenir médecin de lui-même, ce qui inverse la spirale de son obsession et donne l’impulsion au ballet final où s’épanouit la joie libératrice.

Molière réserve ainsi le dernier mot à la danse, comme pour mieux dire que la seule sagesse est de s’abandonner au mouvement naturel du monde et d’en goûter l’harmonie.

Dans sa scénographie centralisée, il devait y avoir un fauteuil en face du sien. Et dans ce fauteuil, le roi. Le tête-à-tête en abyme n’aura pas lieu.

Thierry Leroux
Mai 2011

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