Patrizia Veroli – Une « modernité classique » ? Le cas d’un chorégraphe labanien, Aurel Milloss (1906-1988)

En 1992 une journaliste de danse, Marinella Guatterini, et un musicologue, Michele Porzio, publièrent un livre, dont le titre, Milloss Busoni e Scelsi. Neoclassico : danza e musica nell’Italia del Novecento [Milloss, Busoni et Scelsi. Néoclassique : danse et musique dans l’Italie du XXe siècle], me fit sursauter [1]. À l’époque, aucune chaire en études de danse n’ayant encore été fondée en Italie, la charge d’écrire sur l’histoire de la danse était assumée par les journalistes (outre Guatterini, Leonetta Bentivoglio, Alberto Testa, etc.).]]. Le chorégraphe Aurel Milloss, dont j’avais recueilli le témoignage sous sa dictée jusqu’à sa mort (1988), n’était plus vivant [2]. Je ne pouvais donc pas lui demander s’il se sentait représenté par une catégorie esthétique qu’il n’avait par ailleurs jamais mentionnée à son propre sujet.

Le rapport de Milloss avec le classique – en tant que référence historique et culturelle, et en tant que ballet – m’avait longtemps intriguée. J’avais dû faire face à ce problème en particulier au moment de choisir le titre de mon livre. Si le nom du chorégraphe en serait la partie initiale, je voulais bien montrer dans le sous-titre sa double référence culturelle à la fois au ballet et à la modernité. Comment faire ? Je finis par traduire l’idée de modernité avec espressionismo (expressionnisme), ce mot renvoyant à une catégorie appartenant aux beaux-arts [3]. Préciser le lien de Milloss avec le ballet se présentait toutefois comme bien plus problématique. Alors que ce chorégraphe n’avait pas partagé la tradition du ballet classique [4], comment identifier, en plus par un seul mot, sa relation avec le monde classique, qui avait été néanmoins très important pour lui ? Je finis par choisir le terme classicità [5]. Le terme italien classicità fait référence, je cite du Dizionario Treccani, au « caractère classique, à l’esprit classique, la clarté, la sérénité, la sobriété de l’expression artistique » [6]. Au moins en italien, ce lemme me semblait plus statique, plus figuratif que le mot classicismo, qui pouvait au contraire suggérer la présence de Milloss au sein d’un procès de transmission, et son appartenance à une tradition. Je finis donc par l’adopter.

Je viens de commencer ma communication par un problème terminologique. Classique, classiciste, néoclassique, ou bien moderne, moderne-classique, classique-moderne : quelle appellation s’adapterait donc à un artiste comme Aurel Milloss ? Je suis heureuse de pouvoir, après plus de vingt ans, retourner sur un problème qui, somme toute, reste ouvert : et je remercie les collègues qui ont conçu ce séminaire et le Centre national de la danse de m’avoir invitée à cette journée d’étude. Merci aussi d’avoir voulu étudier le cas de ce chorégraphe hongrois que l’on vit à Paris seulement en 1947 [7], et dont aucune œuvre n’est restée dans le répertoire des théâtres – à Rome, Milan, Paris bien sûr, Vienne et Cologne (pour me limiter à l’Europe) – où il travailla même parfois longuement. La raison de son absence de tout répertoire a affaire dans une certaine mesure avec la matière sur laquelle nous réfléchissons aujourd’hui.

Le Portrait de Don Quichotte

La terminologie n’est pas un sujet mineur : on ne peut pas la traiter avec suffisance et superficialité, car elle sait prendre sa revanche et trahir nos intentions. Dans tout terme respire un monde culturel dont l’existence vibre des échos, ainsi que des regards que plusieurs générations y ont portés.

Un problème d’histoire

Né en 1906 dans un petit village hongrois appartenant à l’Empire des Habsbourg qui fera partie de la Serbie après la Première Guerre mondiale, Milloss appartient au nombre de ces danseurs et chorégraphes qui devinrent adultes au début des années 1920, soit au moment où la phase la plus violente et transgressive de l’avant-garde expressionniste se voyait modérée par une sorte de rappel à l’ordre. Milloss n’avait pu suivre des cours de ballet que pendant deux ans à Budapest avec le chorégraphe et maître de ballet italien, Nicola Guerra, qui retourna dans sa patrie lors du déclenchement de la guerre. Milloss suivit ensuite, et je suppose brièvement, des cours donnés par les danseurs et ballerines – le plus souvent des rescapés de la guerre civile russe – qu’il trouva en se déplaçant à Bucarest (le maître polonais Anton Romanovsky et la ballerine diaghilévienne Vera Karalli), à Belgrade (les Russes Elena Poliakova et Nina Kirsanova, mais aussi Alexandre Fortunato, dont la nationalité est encore inconnue), plus tard à Paris (les Russes Olga Preobrajenska, Lyubov Egorova et Matilda Kschessinska), et à Berlin (Victor Gsovsky).

Milloss reçut donc une formation classique hétérogène et non systématique. Parallèlement, sa formation moderne fut bien plus importante. À dix-huit ans, il fut sidéré par la Hamburger Tanzbühne Laban, la compagnie formée par Rudolf Laban à Hambourg, alors en tournée à Zagreb. Milloss essaya ainsi de suivre des cours de cette nouvelle danse qui proposait non seulement un vocabulaire et une syntaxe tout à fait nouveaux, mais aussi un cadre sonore, dramaturgique et théâtral bien différent de tout ce que le jeune Milloss avait pu savourer jusque-là : soit quelques ballets des dernières décennies du XIXe siècle, et quelques pièces des Ballets Russes et des Ballets suédois. Diplômé au conservatoire en direction d’orchestre, mais voulant absolument être danseur, son père accepta de lui financer un séjour d’étude à Berlin. Là, en 1926, il put enfin s’inscrire à l’école de Hertha Feist, élève de Laban, et à l’Institut chorégraphique que ce dernier venait d’ouvrir suite à la dissolution de sa compagnie. Comme cela était courant à l’époque dans les écoles de danse moderne allemandes, Milloss travailla à l’école de Feist non seulement en tant qu’étudiant mais bientôt en tant que professeur et danseur. Dans le contexte des cours appelés Bewegungslehre Laban (doctrine du mouvement Laban), Milloss enseignait une partie de la matière appelée Praktisches Studium in Tanz und Tanzkomposition (étude pratique de la danse et de la composition de danse), et précisément Allgemeine Körperbildung. – tänzerische Technik (Moderne u. Ballett-Schulung) (formation générale du corps – technique de danse – formation à la danse moderne et au ballet), avec les danseuses labaniennes Serafine Kinne et Anny Fligg ; aussi bien que Historische und ethnographische Stillehre als Basis für den heutigen Theatertanz (Kultische-, Volks-, Gesellschafts-, National- und Theatertänze [doctrine historique et ethnographique du style en tant que fondement pour la danse théâtrale moderne – danse de culte, danse populaire, danse de société, danse nationale et danses théâtrales] [8]. On sait bien aujourd’hui que dans les années vingt un schisme se produisit entre, d’un côté, Rudolf Laban et, de l’autre, l’une de ses premières élèves, Mary Wigman. Au centre de leur différend se trouvait précisément le ballet. Laban militait pour une synthèse des styles moderne et classique, ce qui permettrait entre autres aux nombreux adeptes de la danse moderne de trouver un emploi dans les théâtres allemands ; Wigman, au contraire, soutenait la nécessité d’une formation et d’un style qui restent absolument étrangers au ballet. Son désir de « pureté » sous-entendait une idéologie nationaliste et essentialiste [9]. Une guerre autant idéologique que de pouvoir se déclencha. À ce moment Milloss se rangea fermement du côté de Laban. Très actif dans la presse, il publia en 1931 un article dans l’important magazine mensuel allemand Der Tanz : « L’union des deux [techniques] est-elle un compromis ? », avec en épigraphe une phrase attribuée au célèbre metteur en scène russe Alexandre Tairoff, mais tirée de Hegel : « chaque thèse crée son antithèse : d’où naît la synthèse, qui accomplit le procès ». En répondant aux argumentations des danseurs et théoriciens pro-Wigman, Milloss écrivait : « La vérité toute seule ne qualifie pas en soi une œuvre comme artistique, et la beauté à son tour n’est pas artistique sans la vérité [...] La culture du vieux ballet est fondamentale, elle doit seulement être enrichie […] Le ballet reste la base éternelle […] son squelette, son sens, la construction des articulations corporelles jusqu’à atteindre une habilité multilatérale de mouvement [10] ». Kurt Jooss, lui aussi élève de Laban, et se mettant directement en concurrence avec son maître en fondant une école, alla prendre des cours de danse classique à Paris [11]. Comme Milloss et Jooss, d’autres élèves de Laban se rangèrent du côté d’une formation classique. Invité aux représentations qui eurent lieu dans le contexte du second Colloque des danseurs (Essen, 1928), André Levinson tissa une louange du chorégraphe Jens Keith, qui selon lui, malgré un « mécanisme rudimentaire », « tendait nécessairement vers la danse d’école et son dynamisme abstrait, même s’il ne réussissait pas encore à briller dans les ornements [12] ».

Travailler à une synthèse des techniques moderne et classique rend-il légitime de parler de néoclassicisme ? Ou s’agirait-il plutôt d’une nouvelle modernité ? Pourrait-on alors qualifier un chorégraphe comme Milloss de classique-moderne, par exemple, ou bien de moderne-classique ? Faudrait-il entrer dans la spécificité du langage de la danse et capturer les principes fondamentaux sur lesquels un style est fondé ? Une synthèse intervient-elle justement à ce niveau-là ?

Forcé à quitter l’Allemagne où il était en train de débuter une brillante carrière, réfugié à Budapest où il serait bientôt également inquiété par la montée du nazisme, Milloss eut la chance d’être engagé comme premier danseur et chorégraphe au Théâtre royal de l’Opéra de Rome. Là, il eut à sa disposition des danseurs formés au ballet par des enseignantes de la vieille garde qui n’avaient aucune considération pour un ballet rénové, comme Michel Fokine, par exemple, avait pu le proposer. Les Ballets Russes, bien que très appréciés dans leurs tournées en Italie (en 1911, 1927, 1920, 1921, 1927-28), ne réussirent pas à s’enraciner dans la pratique de la danse théâtrale, tant la tradition de danse classique « école italienne » était forte. Quant à la danse moderne, représentée par quelques artistes allemands et russes élèves de Jaques-Dalcroze ou de Laban, elle suscitait au début des années trente à la fois l’approbation de l’élite, et le mépris des environnements moins cultivés. Inséré dans ce type de culture, Milloss essaya d’un côté d’adoucir la rigueur des règles classiques, demandant aux danseurs plutôt une virtuosité de l’interprétation que des pas et de l’élévation. Il accepta les pointes mais utilisa bien plus souvent les demi-pointes, propices aux ballets aux teintes dramatiques et grotesques qu’il chérissait. De l’autre côté, et au prix de la moquerie et de la condamnation par la presse, il ne renonça pas à chorégraphier en 1942 un ballet très moderne comme Coro di morti, sur la musique de Goffredo Petrassi inspirée par un fameux poème du poète romantique majeur italien, Giacomo Leopardi. Il s’agissait d’une sorte de danse macabre aux teintes sombres, faisant écho aux désastres de la guerre en cours : les danseurs ne portaient pas de chaussures et leurs pieds étaient recouverts par des collants.

Bien que résidant désormais en Italie, Milloss écrivait toujours dans la presse allemande. En 1943, il y traça une généalogie du ballet italien, le décrivant comme le résultat de l’œuvre des grands réformateurs du XIXe siècle, Salvatore Vigano et Carlo Blasis, pour arriver tout droit à Enrico Cecchetti, le maître des Ballets Russes. À l’inverse, il ne dit rien du chorégraphe milanais, Luigi Manzotti, qui, avec son Ballo Excelsior de 1881, avait imposé un style théâtral monumental, à la virtuosité très sophistiquée, qui avait obtenu un succès retentissant dans toute l’Europe ainsi qu’aux États-Unis. En fait, pendant les années quarante, les œuvres de Manzotti et de ses épigones étaient encore mises en scène dans les théâtres italiens. Milloss se présentait donc implicitement aux milieux de la danse allemands comme celui qui avait été invité au paradis de la danse d’école, là où la charge de continuer cette glorieuse tradition était maintenant entre ses mains [13]. Jusqu’à 1945, il passa presque complètement sous silence la danse moderne, à l’exception d’un seul article, sorti en 1942 dans une collection d’écrits sur la musique et dont la circulation dans le milieu de la danse de l’époque est presque à exclure. Il y traitait, d’une façon d’ailleurs assez cryptique, du système théorique de Laban, dont il parlait comme de quelqu’un qu’il n’avait pas connu en personne [14]. À ce moment, son maître, abandonné par les nazis qui ne lui faisaient plus confiance, avait quitté l’Allemagne pour rejoindre Jooss en Angleterre. Le milieu de la danse allemande, appauvri par la fuite à l’étranger de plusieurs de ses artistes ou par la déportation de nombre d’entre eux dans les camps de concentration, avait sombré dans les soupçons et les plaintes. L’idéal classique régnait alors en Allemagne où la danse d’école était considérée par les Allemands comme bien plus gérable que l’école moderne. Il en allait de même en Italie, où le régime fasciste aimait à se dissimuler sous les symboles de la Rome ancienne [15]. Milloss, un artiste désormais sans patrie, se construisit une identité fondée sur l’oubli, apte à lui permettre de vivre tranquillement durant des années dramatiques. Il ne se présenta jamais en tant que néo-classique, mais plutôt comme un classique sans histoire.

Un problème d’identité

Pour un chorégraphe, la déclaration d’appartenance à une catégorie esthétique peut être le résultat rhétorique de négociations entre la nécessité de mémoire et la nécessité d’oubli.

Durant une carrière d’environ 45 ans, au cours de laquelle il chorégraphia 177 ballets, en plus de plusieurs opéras-ballets et danses d’opéra, Milloss s’inspira de plusieurs sujets, et utilisa la musique de plusieurs compositeurs. N’ayant sa propre compagnie que l’espace de quelques mois en 1945, il travailla toujours pour des théâtres de tradition, là où il fut aussi forcé de négocier ses choix avec les administrateurs. Il s’attacha à ne jamais se séparer de deux ballets, et réussit à les mettre en scène dans tous les pays où il fut invité à travailler avec des contrats à long terme, de l’Italie au Brésil, de l’Allemagne à l’Autriche. Il s’agit du Mandarin merveilleux et des Créatures de Prométhée.

En 1936 à Budapest, Milloss avait commencé à travailler sur la partition du Mandarin, écrite par son compatriote, le compositeur hongrois Béla Bartók. Il conçut le solo du Mandarin, la partie sans doute la plus dramatique du ballet, pour lui-même. Dans son interprétation, que l’on vit pour la première fois au début du ballet, en 1942 à Milan, Milloss utilisait sa formation moderne qui lui avait appris à valoriser son corps. Il était très grand pour sa génération – environ 1 mètre 80 – et très maigre, avec un visage au milieu duquel se détachaient de grands yeux bleus, plutôt saillants. Dans sa formation il se concentra sur la flexibilité du dos – jusqu’aux épaules –, des jambes et des mains, et sur l’expressivité du visage. Ces caractéristiques lui permirent de façonner des rôles mystérieux et grotesques, d’ailleurs très demandés dans l’Allemagne des années vingt et trente (songez au cinéma expressionniste, aux vampires de Friedrich Murnau et aux docteurs maudits de Fritz Lang). Ces rôles le rendirent célèbre comme danseur. Le personnage du Mandarin était conçu de cette façon. Pour en montrer la cupidité et le cynisme, Milloss en fit une sorte d’insecte kafkaïen : cela lui fut possible grâce à son extraordinaire flexibilité, à la faveur de laquelle il réussissait à contracter son corps, pliant ses jambes jusqu’à atteindre quelques dizaines de centimètres de haut. Dans ses nombreuses réincarnations [16], le succès du Mandarin de Milloss a toujours été indissociable de la personnalité du danseur qui en était le protagoniste. Où trouver dans des théâtres dont la compagnie de danse avait une formation classique (ce qui était la règle en Europe jusqu’aux années soixante, sinon soixante-dix), quelqu’un qui puisse faire avec son propre corps ce que Milloss faisait avec le sien, et dont la gestuelle lui avait été inspirée par les spectacles grotesques vus et admirés dans les théâtres et les cinémas pendant sa jeunesse ? De plus, le sujet du ballet en soi, l’histoire d’un mandarin chinois richissime attiré dans une embuscade par une putain et dépouillé de sa fortune jusqu’à ce qu’il soit tué, était lié aux atmosphères maudites qui caractérisèrent les années vingt en Allemagne, à l’attraction pour les cabarets et les femmes perdues, un sujet inexorablement vieilli après la seconde guerre mondiale. Malgré son énorme succès dans tous les théâtres où il a été repris, le Mandarin de Milloss a été oublié avant même la mort du chorégraphe [17].

Le Mandarin merveilleux

Le même phénomène arriva au second ballet qui lui était particulièrement cher, Les Créatures de Prométhée. On sait qu’en raison du sujet et de la musique, cette œuvre suscita, dans les premières décennies du XXe siècle, l’intérêt des théoriciens de la danse (tels qu’André Levinson), des administrateurs de théâtres, des chorégraphes et du public de plusieurs pays, entre autres la France, l’Allemagne et l’Italie. À la fin des années vingt, après le premier essai important d’un ballet concertant (ou « abstrait ») que George Balanchine fit avec son Apollon Musagète, le ballet d’action semblait encore avoir beaucoup de chances de succès et Les Créatures de Prométhée, avec leur partition beethovenienne, parut posséder une force d’évocation particulière [18]. Le ballet de Milloss fut créé en 1933 à Augsbourg, en Allemagne, dans un format alors typique dans ce pays : l’action s’appuyait sur la pantomime et des chœurs de mouvement, soit des groupes de danseurs, généralement des hommes, qui exécutaient les mêmes gestes. Milloss fit ensuite et longuement des recherches sur le ballet, tel qu’il avait été créé à Vienne par son premier chorégraphe, l’italien Salvatore Viganò, en 1801. Il se convainquit que Viganò n’avait pas utilisé de pantomime et n’avait pas vraiment raconté le mythe de Prométhée. Son langage avait certes été proprement classique, mais vibrant d’expressivité. « Ce qu’il y a de mythologique en ce ballet », écrivit-il dans la presse de Budapest, « c’est un pont qui va vers le classique (in der Richtung der Klassischen) [19] ». Milloss projetait sur l’histoire du ballet ce qui était au cœur de sa recherche de chorégraphe, c’est-à-dire la construction d’un nouveau style classique, qui puisse le distinguer de son maître Laban en tant que chorégraphe [20], ou des artistes comme Wigman, qui militaient pour la « pureté » du moderne, mais aussi des chorégraphes classiques anglais et russes, qui n’admettaient que des transgressions très limitées des règles de la danse d’école. Le classique était donc pour lui un point d’arrivée. Quelques-uns de ses ballets des années cinquante et soixante se caractérisent d’ailleurs par un format typique de l’Allemagne des années vingt, celui du Stationendrama, le drame à stations. Articulé en parties autosuffisantes d’un point de vue dramaturgique, le Stationendrama était programmé comme la démonstration d’un chemin dramatique qui va vers la résolution des conflits [21]. Le sujet de ces ballets millossiens était donc une métaphore de sa recherche esthétique : à partir de la liberté des modernes, vers une clarté et une discipline qui portent cependant inscrites en elles l’histoire de ce chemin et son point de départ. Selon le concept à la base du Stationendrama, le chemin vers la lumière de la conscience n’est pas accompli pour toujours : il s’agit d’un engagement éthique universel et de tout temps. Milloss en faisait un point éthique et aussi esthétique. De la liberté sans restriction, au risque du chaos, à un mouvement aux lignes classiques.

Les Créatures de Prométhée

En 1948, la Revue de la danse demanda à Lifar, à Balanchine et à Milloss un éclaircissement de leur art. Milloss venait de présenter son Portrait de Don Quichotte au Théâtre des Champs-Élysées. Si Lifar souligna la nécessité d’un ballet qui soit un « grand spectacle » créé par un « choréauteur » libéré du joug de la musique, Balanchine souligna au contraire l’importance de la musique, dont le sens profond et l’esprit ne devaient être jamais trahis. Quant à Milloss, il souligna l’importance « d’exprimer tout ce qui n’a jamais été réalisé jusqu’à présent » dans le ballet. Il rappelait les nombreuses métamorphoses du ballet traditionnel, qui n’ont jamais invalidé « ses principes fondamentaux, dont la base est abstraite [22] ». On perçoit qu’à ce point, la guerre venant de finir, Milloss visait une carrière internationale et voulait être accepté dans un monde où il lui semblait que l’option classique était la seule possible. En effet, après la Seconde Guerre mondiale, que ce soit en Europe ou aux États-Unis, les termes « moderne » ou « classique » ne signifiaient pas dans la danse seulement un style, mais tout un monde de références, ou « un point de vue » sur l’art tout entier, comme l’affirma John Martin : chorégraphes et théoriciens appartenant aux deux contextes se firent longuement la guerre dans les théâtres et dans la presse.

Les grands changements vécus par la danse à partir de la seconde moitié du siècle dernier, qui se sont produits non seulement dans les techniques mais aussi et avant tout dans les paradigmes sous lesquels la danse demande d’être comprise et évaluée [23], ont invalidé, semble-t-il, les questions que l’on pouvait se poser dans le passé. Le problème de l’appartenance à des catégories esthétiques telles que celle de « néo-classique » semble avoir perdu son importance, et la lutte entre la danse classique et la danse moderne, qui enflamma déjà les esprits pendant les années vingt, trente et quarante pour commencer à s’affaiblir à la fin des années cinquante, n’intéresse aujourd’hui que les historiens.

Du point de vue historique, tout de même, le cas de Milloss est strictement lié à l’histoire dramatique de la danse moderne et de son évolution. Ce qui a malheureusement rendu ses œuvres fragiles, les destinant à un oubli immérité, et ce qui nous montre combien l’histoire de la danse est étroitement liée à celle de la société. Des thèmes comme l’identité, la mémoire et la politique peuvent y jouer un rôle très important et parfois décisif.

Marsyas

 Die Wiederkehr




Chercheuse indépendante, Patrizia Veroli a enseigné l’histoire de la danse plusieurs années à l’Université de Rome La Sapienza avant la création d’une chaire dédiée à cette matière. Elle a écrit comme auteure plusieurs livres, dont le premier sur le chorégraphe A. Milloss (1996) et le dernier sur la famille Taglioni (avec M. Sowell, D. Sowell et F. Falcone, 2016). Elle a été aussi commissaire d’exposition et co-dirigé plusieurs volumes dont le dernier est Music-Dance. Sound and Motion in Contemporary Discourse (avec G. Vinay, 2018). Un curriculum complet est sur http://www.airdanza.it/it/soci/patr.... Elle a été présidente de l’association italienne Recherche en danse-AIRDanza de 2010 à 2016.



[1Marinella Guatterini, Michele Porzio, 1992, Milloss, Busoni e Scelsi. Neoclassico danza e musica nell’Italia del Novecento, Milan, Electa

[2J’avais ensuite publié les deux premiers chapitres d’un volume sorti en 1996, voir Patrizia Veroli, 1996, Milloss. Un maestro della coreografia tra espressionismo e classicità, Lucca, LIM.

[3À l’époque, l’appellation de Ausdruckstanz, danse d’expression, bien plus efficiente qu’un terme comme expressionnisme, redevable d’autres disciplines, n’était pas encore entrée dans le vocabulaire de la recherche en danse.

[4Le seul ballet du répertoire classique auquel il s’intéressa fut Casse-Noisette, qu’il mit en scène en 1945 sur la Suite du ballet tchaïkovskien. Il en fit un divertissement, apte à faire briller la virtuosité classique des protagonistes, Ugo Dell’Ara et Olga Amati, et le brio des danseurs de caractère.

[5Voir note 2.

[6Traduction de l’auteure.

[7Comme chorégraphe invité par les Ballets des Champs-Élysées, il créa Le Portrait de Don Quichotte (21 novembre 1947) dont les protagonistes furent Nathalie Philippart et Jean Babilée. Cette production marqua le commencement d’un rapport important avec Babilée ainsi qu’avec Yvette Chauviré, qui collaborèrent ensuite avec Milloss à l’occasion d’autres ballets.

[8Hertha Feist. Schule für Tanz u. Gymnastik. Bewegungslehre Laban. Berlin-Halensee, Georg-Wilhelmstr. 9-11. Telefon : Uhland 2894, brochure non datée. Archives Patrizia Veroli, Rome.

[9On lira notamment à ce propos Laure Guilbert, 2012, [2000], Danser avec le IIIe Reich. Les danseurs modernes sous le nazisme, Bruxelles, André Versaille ; et Susan Manning, 2006, [1995], Ecstasy and the Demon. The Dances of Mary Wigman, with a new introduction, Minneapolis-Londres, University of Minnesota Press.

[10Der Tanz, année 4, n° 9, 1931, p. 6. C’est l’auteure qui souligne. Traduction de l’auteure.

[11C’est Jooss lui-même qui le raconta (Jooss, Dokumentation von Anna und Hermann Markard (dir.), 1985, Ausstellung « Kurt Jooss – Leben und Werk » im Museum Folkwang Essen, Ballett-Bühnen-Verlag Rolf Garske, Köln/Cologne, p. 35. Aucun détail sur ces voyages ne figure dans la biographie de Patricia Stöckeman, 2001, “Etwas ganz Neues muß nun entstehen”. Kurt Jooss und das Tanztheater, Munich, K. Kieser Verlag

[12André Levinson, 10 août 1928, « Mystères laïcs, ballet français et mises en scène soviétiques », Comœdia.

[13Aurel von Milloss, février 1943, « Der Bühnentanz in Italien », Der Tanz, VI, n° 2, p. 5-6.

[14Aurelio M. Milloss, [1942], « Coreosofia – Coreologia – Coreografia. Breve introduzione accademica all’arte della danza », Musica, 1, MCMXII-XX , p. 210-239. Le nom du chorégraphe a subi une italianisation pendant le fascisme, également devenue la règle après la Seconde Guerre mondiale, à la suite de la « naturalisation » voulue par lui, qui lui donna la nationalité italienne. Sur le long silence de Milloss à propos de son travail dans l’Allemagne nazie, voir Patrizia Veroli, 2014, « La danza moderna tedesca del primo Novecento e l’Italia. Il caso di Aurel Milloss (1906-1988) », Studi Germanici, n° 6, p. 303-324. Ce texte est la version approfondie de la communication donnée à Nice à l’occasion de la journée d’étude « Autour de l’historiographie de la danse moderne allemande. État des lieux et perspectives », organisée par Marina Nordera et Laure Guilbert le 29 mars 2012 avec l’université de Nice Sophia Antipolis, le Centre transdisciplinaire d’épistémologie de la littérature et des arts vivants (CTEL 6307) et le programme Erasmus Mundus Études du spectacle vivant. La traduction anglaise de cet article est en ligne : http://rivista.studigermanici.it/index.php/studigermanici/article/view/1268/212 (consulté le 16 février 2020).

[15Patrizia Veroli, 2006, « Dancing Italian Fascism. Bodies, Practices, Representations », Discourses in Dance, vol. 3, n° 2, p. 45-70.

[16Dans les nombreuses reprises et mises en scène du ballet de Milloss en Europe et en Amérique du Sud, se distinguèrent Christian Uboldi, Boris Trailine, Lothar Höfgen, Franz Wilhelm et, dans les dernières années de la vie de Milloss, alors que son Mandarin acquit une dimension un peu moins sombre, Giancarlo Vantaggio et Gianfranco Paoluzi. Aucun en tous cas n’égala, semble-t-il, la force dramatique et grotesque de Milloss.

[17Sauf en Italie : il a été remis en scène en 1987 à Florence.

[18Que l’on pense à la version chorégraphique des Créatures de Prométhée que, après la mort de Diaghilev et la dispersion des Ballets Russes, l’Opéra de Paris commissionna à Balanchine, une commande qui, à cause de la maladie de ce dernier, passa à Serge Lifar. José Sasportes a écrit un important article sur ce ballet : José Sasportes, 1991, « Viganò versus Stravinskij », in Agostino Ziino (dir.), Musica senza aggettivi. Studi per Fedele d’Amico, II, Florence, Olschki, p. 653-661.

[19Cit. in Patrizia Veroli, 2017, Milloss e Viganò, in Ritorno a Viganò, in José Sasportes et Patrizia Veroli (dir.), Gioacchino Onorati Editore, Canterano, p. 359.

[20Malgré son acceptation du ballet, les œuvres de Laban furent très modernes dans le vocabulaire et la syntaxe. Voir Evelyn Dörr, 2004, Rudolf Laban, Das choreographische Theater, Books on Demand GmbH, Norderstedt.

[21Un des prototypes de ce drame a été notamment Die Wandlung, écrit par Ernst Toller en 1919. Voir à ce propos Michel Bataillon, 1984, « Die Wandlung de Toller. Un exemple de Stationen-Drama », in Denis Bablet et Jean Jacquot (dir.), L’Expressionnisme dans le théâtre européen, Paris, CNRS Éditions, p. 155-175. En particulier sur le « drame à stations » de Milloss, voir Patrizia Veroli, « “Camminare avanti, avanti, avanti”. Gli ultimi anni della carriera di Milloss in Italia », in Elena Cervellati et Giulia Taddeo (dir.), La danza in Italia nel Novecento e oltre : teorie, pratiche, identità, (en cours de publication).

[22Aurel M. Milloss, 1948, « Les bases de mon esthétique », Revue de la danse, n° 5 (monographie : Vers un nouveau style chorégraphique : Serge Lifar, Georges Balanchine, Aurel M. Milloss), sans numéro de page.

[23Parmi ces paradigmes, l’esthétique semble avoir perdu sa priorité.