Un exercice de comparaison

Si le spectacle ne peut s’épanouir sans spectateur pour le goûter, le ballet classique et ses variations requièrent un regard particulièrement exercé et outillé.

Le public amateur a gardé en mémoire les qualités des interprétations passées, comme l’explique Isabelle Launay. Il sait ce que l’on peut attendre ce jour-là de ce(tte) danseur(se) particulier(ère), selon son degré de célébrité, sa formation, son origine géographique, s’il (ou elle) débute ou non dans le rôle, ses tendances ou habiletés. Il connaît les événements de sa vie qui peuvent influer sur son interprétation. C’est ainsi que sont comparées les performances, qu’est acceptée ou non telle inflexion qui s’imposera si elle est particulièrement prisée, puis qui s’usera.

Plusieurs fonds d’archives conservés à la médiathèque du CND contiennent des traces laissées par ces regards experts de spectateurs. Les notes issues du fonds d’archives de Françoise Reiss-Stanciu [1] conservé à la médiathèque du CND en donnent ici un aperçu. C’est à l’occasion de la venue du Ballet Stanislavski de Moscou à l’Opéra de Paris en juin 1956 qu’elle sollicite le témoignage de différentes personnalités du monde du ballet, dont l’Étoile Lycette Darsonval. Dans ses notes, Françoise Reiss-Stanciu retranscrit son propre point de vue sur cette première représentation en France d’un ballet « soviétique ».

Tandis que Lycette Darsonval a apprécié que les « soviets » aient gardé « cette méthode très dure » qui était celle de Marius Petipa, Françoise Reiss, après le Lac des cygnes, se risque à comparer les troupes : le public « s’attendait au Bolchoï [or] il s’agit malgré tout, toutes proportions gardées, de l’Opéra-Comique au lieu de l’Opéra. Mais tellement supérieur techniquement à notre Opéra-Comique et même, en bien des points, à notre Opéra. »

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Notes manuscrites de Françoise Reiss concernant les représentations au Châtelet (Paris) du Lac des cygnes par le Ballet soviétique, juin 1956.

Extrait de la retranscription des notes manuscrites personnelles de Françoise Reiss sur ces représentations :

« 1er acte. Dansé avec finesse, légèreté, gaieté de la jeunesse et du plaisir de danser – le bouffon – les 2 1ères danseuses et les 2 1ers danseurs (compagnons de Siegfried) ainsi que Siegfried sont très bons.
Décors et costumes vieillots sans talent
Pas de symphonie de couleurs
2e acte. Odette danse merveilleusement bien – avec tant de perfection technique que la sensibilité et la personnalité en pâtissent peut-être d’où ce manque d’envoûtement ds la présence. Pourtant à son dernier salut, l’expression de son visage révèle une artiste véritable.
Les 4 petits cygnes parfaits
3e acte. Odile est plus son tempérament qu’Odette. Elle danse le Cygne noir avec bcp d’allure et de présence et d’expression avec cette merveilleuse technique qui n’accomplit pas les morceaux de bravoure d’une Rosella – mais qui ne la quitte jamais – les numéros de danse de caractère semblent meilleurs que ceux du Bolchoi vus au cinéma eux ils pourraient être encore meilleurs
4e acte. Une jolie surprise. Belle chorégraphie de masses et d’attitudes du couple. Heureux effet de machinerie. »

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Notes manuscrites de Françoise Reiss pendant un entretien avec Lycette Darsonval à propos des représentations parisiennes du Ballet soviétique, 18 juin 1956.

Extrait de la retranscription des notes manuscrites de Françoise Reiss prises durant son entretien avec Lycette Darsonval :

« Curieuse et intéressée de savoir comt les soviets dansaient, s’ils av[aient] gardé la méth[ode] de Marius P[etipa]. Je n’ai pas été du tout déçue car ils ont gardé cette méth. très dure et je me suis souvenue de mes débuts à l’Opéra avec Guerra, Couat, Aveline, Zambelli, Mme Van Goetten (qui a servi de modèle à la petite fille de Degas) – Puis Egorova, Volinine, Mme d’Alessandri, Preobrajenska, – entraîné par les élèves qui ne trav[aillent] pas assez ils n’ont pas l’autorité d’imposer la discipline. On passe les ports de bras
Les brisés Télémaque
P[ou]r faire les fouettés
1 j[ou]r ch[a]q[ue] exercice tour batterie
Maintenant on mélange tout »

Des retranscriptions plus longues de ces lettres sont disponibles aux pages 26-27 du livret de l’exposition "Archives de spectateurs" qui eut lieu au CND en 2020.



[1Françoise Reiss-Stanciu (1915-2001) fut tout à la fois enseignante, journaliste et critique chorégraphique ou littéraire, écrivaine, durant près de quarante années. Auteure d’une thèse de doctorat d’esthétique soutenue à la Sorbonne en 1956 consacrée à Nijinski, elle fut la commissaire de la première exposition d’envergure à lui être dédiée en France, au Musée de la Seita à Paris en 1989-1990. Voir aussi : inventaire du fonds d’archives Françoise Reiss-Stanciu.