Francine Lancelot, côté baroque

Atys (1987)

« Les danses d’Atys de Francine Lancelot, entre création et transmission » par Marina Nordera

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Marina Nordera, Les danses d’Atys de Francine Lancelot  : références et interférences, in Mahalia Lassibille et Joëlle Vellet (dir.), La transmission du geste en question  : processus, expérience, figure…, Collection Thyrse, l’Harmattan, Paris.
Nos remerciements vont aux directrices de publication qui en ont autorisé la mise à disposition ici.

Une dramaturgie qui donne place à la danse

Atys, tragédie en musique composée par Jean-Baptiste Lully sur un livret de Philippe Quinault, fut créée dans la Salle des Ballets du Château de Saint-Germain-en-Laye le 10 janvier 1676. Sa trame dramaturgique, tirée des Fastes d’Ovide, renouvelle un récit issu des cultes de fertilité. Dans le livret de Quinault, selon les règles du genre, l’intrigue se déploie en cinq actes. Il est introduit par un prologue où la pastorale et la tragédie se confrontent donnant lieu au genre de la tragédie en musique, en honneur « du plus grand des Héros », Louis XIV. Ce n’est qu’avec le premier acte que la trame se déploie : le jeune Atys, d’une rare beauté, est choisi par la déesse Cybèle pour officier son rite annuel de renouvellement du cycle de la nature. Amoureuse, elle lui demande fidélité éternelle, mais, quant à lui, il aime la nymphe Sangaride et cet amour est réciproque bien qu’elle soit promise en mariage à Celenus. Les révélations du sentiment s’enchaînent entre la réalité et le songe, jusqu’au dénouement tragique. Cybèle, jalouse, met en acte sa vengeance cruelle par un sortilège : Atys sombre dans la folie et tue Sangaride sans la reconnaître. Revenu à ses sens, il découvre les conséquences de son acte et il se donne la mort. Cybèle pleure la mort d’Atys et le transforme en un arbre sacré et éternel, le sapin [1].

D’après le livret, la construction dramaturgique comporte plusieurs passages dansés : la suite de nymphes de Flore et les héros qui accompagnent Melpomène se présentent, s’affrontent et finissent par danser un menuet ensemble dans le Prologue. Un cortège des Phrygiens dans l’acte I évoque la descente de la déesse Cybèle. Les Zéphyrs rafraîchissent de leur danse l’acte II. Au cœur de l’acte III, le sommeil endort Atys pour lui permettre de voir en rêve la préfiguration de son destin dans la douce harmonie féminine des songes agréables et dans l’inquiétante menace masculine des songes funestes. L’intermède festif de l’acte IV célèbre le mariage entre Sangaride et Celenus. Enfin, les Corybantes expriment la vengeance de Cybèle et ritualisent le malheur d’Atys dans l’acte V. Ces interventions dansées sont finement intégrées à la dramaturgie si on s’en tient aux indications du livret : le compositeur d’entrées de « danse ordinaire » Pierre Beauchamps [2], responsable de la troupe des interprètes masculins qui ont animé la première représentation [3], est épaulé par le danseur et pantomime François Hilaire D’Olivet [4] pour les passages nécessitant plus d’action et l’apport expressif du geste.

Un succès qui traverse le temps

La tragédie en musique d’Atys rencontre un succès remarquable. Le 6 mai 1676, Madame de Sévigné écrit : « J’ai été hier à l’Opéra […] ; il y a des endroits d’une extrême beauté ; il y a un sommeil et des songes dont l’invention surprend ; la symphonie est toute de basses et de sons si assoupissants, qu’on admire Baptiste sur [de] nouveaux frais [5]. » Saint-Évremond juge, quant à lui, que : « les habits, les décorations, les machines, les danses sont admirables dans Atys. La Descente de Cybèle est un chef d’œuvre ; le Sommeil y règne avec tous les charmes d’un Enchanteur. Il y a quelques endroits de récitatif parfaitement beaux et des scènes entières d’une musique fort galante et fort agréable. À tout prendre Atys a été trouvé le plus beau ; mais c’est là qu’on a commencé à connaître l’ennui que donne un chant continué trop longtemps [6]. »

Reprise régulièrement jusqu’en 1753 à Paris, dans d’autres villes françaises et à l’étranger, plusieurs distributions de danseurs et danseuses s’y sont produites. Bien que les interprètes cités dans les livrets-programmes des reprises soient parmi les plus connus de cette époque, nous n’avons à ce jour que peu d’informations sur leurs marges de liberté dans la création des rôles, sur les pratiques de transmission d’une distribution à l’autre et sur les critères d’interprétation, conservation, transformation et appropriation des danses. D’autre part, la popularité de l’œuvre inspira des parodies données au théâtre de la foire et au théâtre des Italiens ainsi que des chansons à boire [7] contribuant à la faire connaître par ses multiples réécritures qui se déploient dans des temps, des espaces, des contextes, des langages et des corps différents.

À distance de plus de trois siècles de la première représentation, la production scénique de 1986 a redonné le jour à la tragédie en musique d’Atys, grâce à la mise en scène de Jean Marie Villégier, la direction musicale de William Christie, les décors de Carlo Tommasi, les costumes de Patrice Cauchetier et la chorégraphie de Francine Lancelot. L’harmonie entre les différents éléments du spectacle et la force du parti pris de la mise en scène ont été reconnus comme les raisons principales de son succès, qui en a motivé les reprises de 1988, 1992 et 2011 [8].

Réactivations d’un original perdu

Si la redécouverte du répertoire dit baroque a motivé l’engouement pour la reconstitution dans les années 1970 et 1980 [9], toujours dans une articulation (plus ou moins féconde) entre la fidélité à un original perdu et la recréation qui tente de garder un lien avec cet original, le processus de réactivation selon Villégier lui donne « le droit de mélanger les styles, les codes et les époques. Il faut vouloir ces mélanges, ne serait-ce que pour s’y troubler [10] ». Lancelot adhère avec enthousiasme au parti pris de la mise en scène : « L’éclairage particulier voulu par Villégier, sa “re-lecture” m’ont passionnée [11] ». Elle souligne l’importance et l’efficacité d’un travail d’équipe où « curieusement le sentiment d’une réelle liberté l’a emporté de loin sur le poids des contraintes [12] ». Dans cette perspective elle comprend que « le chorégraphe n’est plus le seul maître d’œuvre », mais qu’il doit s’ajuster au travail dramaturgique. Son souci de l’intégration dramaturgique et théâtrale des entrées dansées aux éléments constitutifs de la mise en scène est constant. Pendant les réunions de préparation Lancelot et son assistante Béatrice Massin participent activement aux discussions sur « l’optique d’une scène, la relation avec les chanteurs, l’espace, les parcours au sol, les jonctions à opérer entre la danse et les personnages [13] ». Au cours des répétitions, elles transmettent aux chanteurs des indications sur les mouvements scéniques et sur la gestique baroque, pendant que Villégier précise aux danseurs le sens théâtral des séquences chorégraphiques. Ainsi, dans la vision de Lancelot, la danse « intervient tantôt en prolongement de l’action pour étoffer une scène (l’invocation à la déesse Cybèle à l’acte I) ou nourrir l’allégorie (prologue) : tantôt en rupture pour introduire dans un climat tragique un divertissement de baladins (acte IV). Fonctionnelle, la danse est aussi la seule à pouvoir suggérer le merveilleux et l’étrangeté : les personnages extrahumains et les songes. À la danse sont dévolus les passages instrumentaux [14] ».

Matières chorégraphiques à l’œuvre

L’effectif des danseurs est réduit dans chaque entrée par rapport à la distribution détaillée dans le livret, et l’identification des personnages est simplifiée, rendue abstraite ou modifiée. Par exemple, dans le livret, la suite de Melpomène du Prologue est constituée par huit héros mythiques qui exécutent une danse de bataille par couples, deux à deux. Dans la proposition de Lancelot, sont présents seulement trois danseurs qui portent des costumes identiques, aux couleurs et aux enseignes de la muse tragique. Cette abstraction les définit comme incarnations symboliques de l’héroïsme mythique. La composition chorégraphique joue avec la forme du triangle au sein de laquelle la frontalité des danseurs par rapport au public est préservée et sans cesse réaffirmée à travers des variations et déplacements caractérisés par la technicité et rapidité des membres inférieurs. Les gestes de défi et la force physique des héros sont donc signifiés par la matière même de l’écriture chorégraphique plutôt qu’à travers une construction figurale des personnages et la mise en scène explicite d’une action de bataille.

Au cœur de la tragédie d’Atys, l’acte IV recèle un intermède onirique : Cybèle plonge Atys dans le sommeil pour pouvoir lui montrer par le rêve la préfiguration des conséquences de son choix de lui rester fidèle, ou pas. Pour animer cette vision, le livret de 1676 prévoit une troupe de huit songes agréables qui « font connaître [à Atys] l’Amour de Cybèle et le bonheur qu’il doit en espérer », et une de huit songes funestes, qui « le menacent de la vengeance de Cybèle s’il méprise son amour, et s’il ne l’aime pas avec fidélité [15] ». Selon L’Abbé Du Bos, les Songes funestes furent composés par D’Olivet, donc traités plutôt par l’expression gestuelle que par des pas de « danse ordinaire ». En plus de ces deux entrées, Lancelot choisit de chorégraphier l’introduction instrumentale de l’intermède et invente le personnage dansant du Sommeil. Inspirée par les grands solos d’hommes du répertoire de la « belle dance », la composition alterne des séquences de pas fluides et enchaînés dans l’espace, des poses suspendues, une riche ornementation de batteries et une gestuelle fine et sobre des bras et des mains évoquant le silence, la caresse, le repos. Une qualité moelleuse, presque un retard de l’appui, est recherchée dans la réception des sauts. Une fois le calme installé, le Sommeil quitte la scène par des tours lents répétés, pendant que les Songes agréables rentrent progressivement l’un après l’autre, comme des apparitions. Le sextuor féminin de la sarabande envoûtante des Songes agréables qui suit est un jeu chorégraphique qui dessine l’espace avec toutes les variantes de la ligne courbe : un dessin mobile, qui fait apparaître dans la fluidité des trajets des ellipses, des épingles, des pétales, des cercles. Une seule danseuse, personnification de Cybèle, reste sur scène à la fin de cette danse [16]. Comme dans la construction du solo du Sommeil, ses passages dansés s’alternent à des moments d’intensité et simplicité gestuelle qui révèlent l’autre facette de la déesse : non pas celle qui exerce un pouvoir autoritaire sur la nature et les hommes, mais une mère aimante, généreuse et accueillante. Cette douceur diffuse prépare le contraste apporté par la scène suivante, celle des Songes funestes, où Lancelot choisit de confier à trois interprètes masculins une entrée techniquement complexe, tissée de grands sauts, batteries, tours et une accentuation des temps forts vers le bas. L’effet de prodige est obtenu d’une part par la virtuosité de cette performance masculine, d’autre part par le crescendo percussif qui conduit à un seul geste, péremptoire : l’index menaçant pointé contre Atys endormi par les danseurs. Ce geste est reproduit et amplifié par le chœur masculin qui déferle précipitamment en rangée sur l’avant-scène et s’adresse à la fois à Atys, et au public.

La suspension du tragique par le vitalisme de la fête

L’écoute et l’analyse musicales constituent pour Lancelot la première phase de travail pour le traitement chorégraphique des entrées de danse : « j’ai dû écouter très attentivement la musique pour savoir si j’avais affaire à une chaconne ou à un passe-pied et composer la chorégraphie en fonction de ces rythmes imposés par Lully. En fait, la chorégraphie est un “ texte ” à penser et à écrire sur la musique, que l’on donne à “ lire ” aux danseurs chargés de l’interpréter [17] ». Chaque passage musical lui suggère non seulement un temps, un rythme, une couleur, mais aussi des trajets, des figures dans l’espace et des éléments dramaturgiques. Le traitement de l’intermède de l’acte IV en est un exemple significatif. À une première écoute Lancelot observe que la musique à danser de cet intermède est « démodée » par rapport à la modernité de Lully. Les différentes structures rythmiques qui le constituent renvoient selon elle à des formes de danse qui appartiennent à la tradition populaire et savante européenne, mais qui n’étaient plus pratiquées à la cour de Louis XIV. Elle propose donc des danses « à l’ancienne » qu’elle compose à partir d’un vocabulaire de pas puisés autant dans les sources écrites, que dans la tradition vivante. L’intermède est traité comme une suite de danses de bal « d’autrefois », ce qui met en évidence l’écart de génération, de mentalité et de goûts entre le personnage du vieux fleuve Sangar, ivrogne et berné par ses courtisans, et la jeune Sangaride, obligée à s’unir en mariage à Celenus quand elle aime Atys. Les personnages dansants liés au culte des eaux du livret de 1676 deviennent ainsi dans la proposition de Lancelot et Villégier une troupe de onze baladins engagés par la cour pour animer le divertissement. L’entrée de ballet commence avec des pas utilisées dans les balletti, les gaillardes et les canari [18] : sauts, tours et frappes de pieds pour les hommes qui entrent en premiers ; promenades et sautillements délicats pour les femmes qui les suivent jusqu’à ce que quatre couples et un trio se forment. Pour la construction des danses de couple, Lancelot nomme dans les notes de chorégraphie différentes formes de danses françaises dont la source est l’Orchésographie de Thoinot Arbeau (1589) - gavotte, branle de Poitou, volte – auxquelles s’ajoutent des formes sociales ou traditionnelles (menuet, tricotet). Les pas en effet sont tirés de ces répertoires et agencés selon des choix qui relèvent d’impératifs scéniques précis : la volte permet aux danseuses de changer de partenaires jusqu’à que les couples et le trio fusionnent en une seule chaîne ouverte qui se déplace latéralement côté jardin et dessine l’espace de la fête en y englobant la masse des courtisans sur scène. L’orientation des danseurs n’est jamais dirigée de manière affirmée vers le public, mais reste concentrée dans l’échange au sein de chaque couple, et des couples avec le groupe. La chaîne enfin se fragmente en petits groupes qui, au rythme et au pas de gavotte, sortent progressivement de scène, repoussés par l’arrivée de Sangaride suivie de son cortège nuptial. Cette suite de rythmes enjoués ainsi que la qualité saltatoire et rapide dominante créent un crescendo d’énergie vitale en contraste avec ce qui se trame dans l’intériorité de Sangaride. La danse ici est au service d’une suspension du tragique par le vitalisme de la fête.

Entre sources écrites et tradition vivante

Mis à part l’intermède de l’acte IV, chaque entrée de danse est composée par Lancelot à partir d’une structure spatiale et rythmique de base en puisant dans les connaissances des typologies musico-chorégraphiques de la « belle dance ». Pour la préparation d’Atys, afin d’engranger un riche matériel tant au niveau de la composition que du vocabulaire, Lancelot procède à une relecture attentive de nombreuses partitions de danses destinées à la scène. Elle analyse en particulier celles de Guillaume Louis Pécour [19], interprète de plusieurs rôles d’Atys en 1676 et dans les reprises entre 1675 et 1699. Les sources en notation Feuillet pour les danses d’Atys ne sont pas nombreuses : restent seulement deux entrées pour une femme seule [20] sur la musique de la sarabande et de la gavotte des nymphes de Flore du Prologue, composées par Pécour même (qui interprète le rôle d’une des nymphes en 1676) et publiées par le maître à danser Michel Gaudreau en 1713. La source indique qu’elles ont été interprétées par Marie-Catherine Guyot [21], qui figure en effet dans la distribution de la reprise de 1709.

La partition chorégraphique de la gavotte dans la version en solo publiée par Gaudreau révèle le caractère joyeux et vif de cette danse qui se déploie par des pas d’amplitude réduite : les trois quarts des mesures contiennent des sauts dont la suspension et l’élan se positionnent sur le temps fort. Les phrases sont ponctuées par des relevés et des équilibres. Des tours permettent d’ouvrir l’espace, dont le trajet simple se déploie sur une seule ligne (mises à part quelques mesures latérales) qui descend et remonte perpendiculairement à la scène et face à la présence. Lancelot a décidé de ne pas utiliser cette source telle quelle, mais de s’en inspirer pour composer un trio de nymphes. Ce choix de ne pas utiliser une source en la reproduisant, mais en la réactualisant par un processus critique est dû à plusieurs raisons. Les recherches de Lancelot sur les partitions en notation Feuillet l’avaient convaincue que les danses confiées à la page dans la plupart des cas ne venaient pas de la première représentation de l’œuvre scénique à laquelle il était fait référence. La gavotte d’Atys en est un exemple clair : Marie-Catherine Guyot, pour des raisons d’âge, n’avait pas pu danser en 1676 et, à la création d’Atys, les nymphes étaient interprétées par des hommes (notamment Pécour). Selon le livret, dans la reprise de 1709, Guyot n’était pas la seule nymphe dansant dans le Prologue. Enfin, une danse en solo n’aurait pas eu de sens par rapport aux choix de mise en scène de Villégier pour le Prologue. Pour ce qui concerne le style, la trace écrite de la notation n’apporte pas d’éléments suffisants. Les références pour la réactivation des qualités de légèreté et suspension dans l’interprétation dansée venaient à Lancelot d’une autre expérience, corporelle, ancrée cette fois-ci dans la tradition vivante qu’elle avait étudiée. En particulier, au cours des enquêtes ethnochoréologiques qu’elle avait menées au sein des sociétés de farandole dans le Gard en 1968, elle avait observé (et filmé) des danses d’une qualité à la fois souple, précise et énergique, faites de pas rapides, de sauts, de tours et de suspensions ; des phrases qui coulent avec une aisance et une légèreté sans effort grâce à la maîtrise des appuis et à la liberté du jeu rythmique. Une qualité qu’à partir de ce moment Francine Lancelot a gardée précieusement dans son corps de danseuse et qu’elle a cherché à transmettre dans la performance des danses du XVIIe et XVIIIe siècles.

La réactivation d’une danse pour Lancelot n’est donc pas seulement une question de reproduction d’une forme. Il ne suffit pas de transcrire dans le corps les pas indiqués par la partition : il s’agit plutôt de nourrir une qualité de mouvement par l’articulation du phrasé, par la gestion maîtrisée des appuis. L’observation des pratiques traditionnelles lui a servi pour penser les nuances de ces contenus moteurs et permettre l’incorporation d’une manière de danser qui ne se confrontait pas seulement à la trace documentaire, mais aussi à la tradition vivante et à ses formes de transmission dans des temps et des contextes différents [22].

Traces mnésiques, entre corps et document

Les archives de Lancelot ont révélé des notes de lecture remontant à la période de préparation d’Atys et témoignant de recherches approfondies à la lisière entre anthropologie, mythographie et psychanalyse jungienne sur le récit fondateur et en particulier sur le rite des Corybantes [23]. Ces prêtres sacrés, en cachant les pleurs de Jupiter à sa naissance, ont permis à Cybèle d’interrompre le cycle éternel de Chronos qui dévorait ses enfants et de faire exister une généalogie et une histoire qui se déploient dans un temps linéaire. Ce mythe fondateur de l’art de la danse, repris régulièrement en tant que tel dans les récits antiques et antiquisants de l’origine de cet art, fonde aussi le temps historique, et l’Histoire. En lisant les pages jungiennes de Pierre Solié dédiées à ce mythe, Lancelot annote les passages sur la folie (ou transe), sur la signification du geste de l’émasculation, sur l’offrande des génitaux à la déesse et sur la double relation de fils et d’amant d’Atys avec Cybèle [24]. Elle transcrit minutieusement les passages dans lesquels Graillot décrit les gestes rituels de la castration des corybantes : après l’ablation, les organes génitaux sont lavés, soigneusement embaumés par les femmes et enveloppés dans l’habit masculin qui ne sera jamais plus porté. À partir de ce moment, habillés d’une longue robe, les corybantes auront l’interdiction de se couper la chevelure, ils porteront des sandales et ne feront que s’agiter dans une danse à trois temps comportant des bonds, des sursauts, des courses et des mouvements tourbillonnants de la tête.

Ces lectures ont fourni à Lancelot une partie du vocabulaire et des figures pour la conception de l’entrée dansée de l’acte V. Celle-ci s’adapte en premier lieu aux contraintes de la scène : les sept danseurs et danseuses, tous en habits masculins, transitent dans le couloir d’espace qui entoure l’aire rituelle du temple, le bas du corps marquant le rythme ternaire par des pas de la « belle dance ». Les phrases chorégraphiques modulaires, exécutées en alternance et en canon donnent à voir un désordre ordonné. Les parcours rectilignes sont fragmentés par des poses extatiques marquant des arrêts face aux portes d’accès à l’enceinte sacrée.

Mais le vocabulaire de la « danse ordinaire » et les sources décrivant le rite ancien ne sont pas les seules références de Lancelot dans l’entrée des corybantes. Le problème du geste dramatique reste pour elle ouvert, car la codification de la gestuelle baroque est trop figée et schématique pour permettre l’intensité de l’expression que l’action scénique demande. Voulant imprégner les corps des danseurs d’une force capable de traduire le drame rituel des corybantes, Lancelot puise dans les traces mnésiques de son corps. Elle remonte à la tradition de la danse moderne, en particulier de la danse d’expression de Mary Wigman, dont elle avait reçu l’enseignement à Berlin dans les années ‘50. Les poses extatiques des corybantes, la conduite tendue et dense des transitions d’une position à l’autre ainsi que l’organisation rythmique et sculpturale du groupe relèvent ainsi de la poïétique et de l’esthétique de la danse moderne. Par la gestion des variations du flux et du rythme, le haut du corps des danseurs cherche à condenser l’énergie, puis à la relâcher pour la retrouver ailleurs.

Encore une fois, la subjectivité chorégraphique de Lancelot prend ici le pas sur la reconstitution du passé à partir de ses traces : le corps du chorégraphe devient un corps archive qui filtre le document et sa propre mémoire corporelle au service de l’œuvre. Les sédiments de la danse d’expression allemande, tout comme ceux des danses de la tradition imprègnent les matières corporelles des interprètes les aidant à franchir la distance creusée par le temps avec le passé.

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[1NORMAN Buford, Quinault, librettiste de Lully, Paris, Centre de Musique Baroque de Versailles-Mardaga, 2009.

[2Cf. POWELL John S., « Pierre Beauchamps. Choreographer to Molière’s Troupe du Roy », Music and Letters, n° 2, 1995, p. 168-186.

[3Ils sont nommés individuellement dans la distribution donnée par le livret de 1676, en ouverture de la scène dont chaque entrée fait partie.

[4D’Olivet (ou Dolivet) faisait partie des 13 maîtres présents à la fondation de l’Académie de Danse en 1661. Il était connu pour l’expressivité de ses interprétations et pour les solos nobles.

[5Cf. Lettre n° 532 de Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, à Madame de Grignan, dans l’édition de Louis Monmerqué, Lettres de Madame de Sévigné, de sa famille et de ses amis, Paris, Hachette, 1862, tome 4, p. 436.

[6Cf. Les Opéras, éd. Robert Finch et Eugène Joliat, Genève, Droz, 1979, p. 64. Précisons toutefois que, ainsi que l’expliquent Pierre Degott et Bénédicte Louvat-Mozolay, « Saint-Évremond n’a pas assisté à la représentation des grands opéras de Lully et Quinault à la Cour ou à l’Académie royale de musique » car « il fut contraint de quitter la France en 1661 et qu’il mourra en exil à Londres en 1703 ». C’est à Londres, qu’en 1676, il eut « l’occasion d’entendre en version de concert des extraits de trois opéras de Lully, Cadmus et Hermione, Thésée et Atys, donnés par des chanteurs français », cf. DEGOTT, Pierre et LOUVAT-MOZOLAY, Bénédicte, « D’un opéra l’autre : Saint-Évremond passeur entre deux scènes lyriques », dans Les théâtres anglais et français (XVIe-XVIIIe siècle) : Contacts, circulation, influences, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2016, http://books.openedition.org/pur/80018.

[7Cf. RUBELLIN Françoise, Atys burlesque : parodies de l’opéra de Quinault et Lully à la Foire et à la Comédie-Italienne. 1726-1738, Saint-Gély-du-Fesc (Hérault), Espaces 34, 2011.

[8Première représentation 20 décembre 1986 : Prato, Teatro Metastasio (Les Arts Florissants et Ris et Danceries en coproduction avec l’Opéra de Paris et l’Opéra de Montpellier). Reprises : 16 janvier-6 février 1987 : Opéra-Comique (Paris), 10 février 1987 : Théâtre de Caen, 8-10 mars 1987 : Opéra de Montpellier, août 1987 : tournée au Brésil et Festival d’Innsbruck, 17 janvier-1er février 1989 : Opéra-Comique (Paris), 24-26 février 1989 : Opéra de Montpellier, 17-21 mai 1989 : Brooklyn Academy of Music (New York), 4-10 juin 1989 : Opéra Royal du Château de Versailles, 21 janvier-5 février 1992 : Opéra-Comique (Paris), 15-19 février 1992 : Théâtre de la Zarzuela (Madrid), 6-7 mars 1992 : Théâtre de Caen, 12-21 mai 2011 : Opéra-Comique (Paris), 31 mai-3 juin 2011 : Théâtre de Caen, 16-19 juin 2011 : Opéra de Bordeaux, 14-17 juillet 2011 : Opéra Royal de Versailles. Cf. « Atys », L’Avant-Scène Opéra, n° 94, 2011. Plusieurs distributions (et générations) de danseurs ont animé ces reprises. Béatrice Massin a été chargée de remonter les chorégraphies pour la reprise de 2011.

[9En 1980, année du patrimoine, le ministère de la Culture soutient la fondation de la compagnie Ris et Danceries par Lancelot, dans l’objectif d’étudier, promouvoir et valoriser les anciennes danses françaises. Cf. LE MOAL Philippe, La danse à l’épreuve de la mémoire. Analyse d’un corpus d’écrits sur la mémoire de la danse, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, 1998.

[10« Atys », L’Avant-Scène Opéra, n° 94, 2011, p. 155.

[11Lancelot dans Atys (programme et livret), Prato, Teatro Metastasio, 1986.

[12Lancelot, dans MASSIP Catherine, Au cœur du baroque : les vingt ans des Arts Florissants, Paris, Bibliothèque-Musée de l’Opéra, 1999, p. 20.

[13Ibidem.

[14Entretien avec Josseline Le Bourhis pour Le Monde de la musique, 1987. Médiathèque du CN D, fonds Lancelot.

[15QUINAULT Philippe, Atys (1676), édition critique par Stéphane Bassinet, Droz, Genève, 1992.

[16Notes de travail de Lancelot conservées à la Médiathèque du CN D à propos des Songes agréables  : « incarnation dansante de Cybèle pour les deux songes ou seule pour Atys ou avec incarnation dansante d’Atys ou danseuse indienne, mais déjà fait ». Ces notes semblent issues d’une réunion de préparation à la mise en scène.

[17Propos de Lancelot recueillis par Josseline Le Bourhis 1987, cit.

[18Tirées des traités italiens de Fabrizio Caroso (Il Ballarino, 1581  ; Nobiltà di Dame, 1600) et Cesare Negri (Le Gratie d’Amore, 1602).

[19DE LA GORCE Jérôme, MCGOWAN Margaret M., «  Guillaume-Louis Pécour : A Biographical Essay  », Dance Research, n° 8(2), p. 3-26.

[20GAUDREAU Michel, Nouveau recueil de danse de bal et de ballet, Paris, 1713, p. 77-78.

[21MAURMAYR Bianca, « Marie-Catherine Guyot : une danseuse professionnelle du XVIIIe siècle, entre norme et invention », Recherches en danse, n° 3, 2015.

[22LANCELOT Francine, Gavotte de Vestris. Gavotte provençale ? (1992), Le Mans, A.R.È.S., 2000 précise cette manière de procéder.

[23FRAZER James George, Le rameau d’or : étude sur la magie et la religion (1903), Paris, Schleicher, 1911  ; GRAILLOT Henri, Le culte de Cybèle  : mère des dieux à Rome et dans l’empire romain, Paris, Fontemoing et Cie, 1912  ; GRANT Michael, HAZEL John, Dictionnaire de la mythologie, Saint-Amand, Marabout, 1975  ; GUILLEMIN Anne Marie, Récits mythologiques, Paris, Hatier, 1929.

[24SOLIÉ Pierre, La Femme essentielle  : mythanalyse de la Grande-Mère et de ses Fils-Amants, Paris, Seghers, 1980.