Interprètes et répertoire au tournant des années 1990

« Ouvriers de la danse », « interprètes-inventeurs » ou porteurs de répertoire : quel rôle pour les danseurs au sein de la création chorégraphique française ? A ce moment-clé du tournant des années 1990, le débat s’engage publiquement.

Quand les interprètes s’expriment

Au tout début des années 1990, des évènements engagés pour la reconnaissance du rôle des interprètes voient le jour.
Des soirées d’interprètes sont par exemple programmées sous l’impulsion de critiques de danse tels Patrick Bossatti ou Chantal Aubry, comme en 1991 dans le cadre du festival Montpellier Danse :

« Pour une nouvelle interprétation : Aujourd’hui, la danse contemporaine française et ses auteurs chorégraphes sont reconnus dans le monde entier. Mais les interprètes qui détiennent, dans leurs gestes et leurs techniques, la mémoire de la danse, qui transmettent les répertoires, restent dans l’ombre, inconnus du public. Des soirées et des ateliers sont offerts, comme par solidarité, à ces ouvriers de la danse : il s’agit de sensibiliser le public au rôle du danseur, de favoriser la recherche sur la technique d’interprétation et finalement de donner reconnaissance à tous ces créateurs. »


Extrait du programme Montpellier Danse 1991

Ces critiques de danse ont également relayé et encouragé dans la presse la prise de parole des danseurs concernant leur rôle primordial dans la création contemporaine.
Un numéro des Cahiers du Renard consacré aux “Interprètes inventeurs” paraît notamment en novembre 1992 (sous la responsabilité d’Alain Neddam et Patrick Bossatti) [1]. A l’occasion de cette parution, une soirée sera organisée en janvier 1993 au Centre Georges Pompidou qui rassemblera des interprètes autour de tables-rondes, projections et performances.

Programme de la soirée "Interprètes-inventeurs" au Centre Georges Pompidou, janvier 1993.

Patrick Bossatti y affirme que les «  interprètes (...) sont devenus la clef de voûte, et les sujets incontournables » de la danse contemporaine [2].
Il écrit encore [3]  :

 « Les danseurs ont mis au service des créateurs bien plus que leur technique, parfois peu sollicitée, ils ont tenté de puiser très profondément en eux les ferments d’une écriture que les chorégraphes inscriront ensuite dans le mouvement général de leur spectacle. (…) On a voulu que ces interprètes transmettent non seulement une écriture, mais extraient d’eux la texture du geste (...). Alors ce métier s’est métamorphosé et les danseurs, c’est sans doute le plus important, ont pris conscience de cette métamorphose. Ils sont devenus à leur tour des découvreurs . »


Par ailleurs, les danseurs témoignent eux-mêmes de cette prise de conscience et de cette envie de changement et de sortie de l’anonymat.
Dominique Brunet revendique ainsi une position forte de l’interprète face au chorégraphe [4] :

« C’est une place dans le dialogue. Je ne veux pas être un corps muet. Silencieux, peut-être, mais pas muet. On n’a pas le droit d’être uniquement des corps avec une technique. »


Frédéric Lescure déclare également [5] :

« La danse contemporaine est le lieu d’une rencontre de désirs. Ceux que communiquent les chorégraphes et ceux qui naissent chez les danseurs. Il est très important pour l’interprète de ne pas s’identifier à la démarche proposée ; et l’intelligence du chorégraphe résidera dans sa capacité à créer du relief entre ces différentes perceptions. C’est ce qui fait notre spécificité : la disparité des corps et des réponses en fonction des personnalités et des trajets individuels. »


"Cahiers du renard. 11/12. Interprètes inventeurs", 1992

Simultanément, des préoccupations proches se font entendre dans un entretien avec Alain Buffard mené par Isabelle Ginot le 18 avril 1991 [6], abordant la question de la place de l’interprète dans le processus de création. Véritables porteurs du sens de la danse pour la journaliste, certains danseurs peuvent néanmoins ressentir « un sentiment d[e] rapt » selon les termes employés par Alain Buffard, l’amenant à s’interroger sur le rôle détenu par chacun des protagonistes danseur-chorégraphe : « Parfois on se demande quelle est la place de qui [et à quel moment] ? ».
Dépassant le simple enjeu de reconnaissance, Isabelle Ginot décrit alors le malaise qu’elle ressent parmi les interprètes à l’égard de leur pratique professionnelle, comme on peut l’entendre dans cet extrait.



[1Cahiers du renard,n° 11/12. Interprètes inventeurs / numéro dirigé par Patrick Bossatti, Association nationale pour la formation et l’information Artistiques et culturelles (ANFIAC), 1992

[2Cahiers du renard, p. 9

[3Cahiers du renard, p. 10

[4Cité par Andrée Penot in Cahiers du renard, p. 109

[5Cahiers du renard, p. 57

[6Entretien réalisé dans le cadre de sa collaboration d’auteur à la publication des Rencontres chorégraphiques de Seine St Denis, conservé dans le fonds Isabelle Ginot déposé à la médiathèque du CND (GIN 171).