Interprètes et répertoire au tournant des années 1990

« Ouvriers de la danse », « interprètes-inventeurs » ou porteurs de répertoire : quel rôle pour les danseurs au sein de la création chorégraphique française ? A ce moment-clé du tournant des années 1990, le débat s’engage publiquement.

Une compagnie d’interprètes  : La Ronde

Esquisses à vivre (1995)

En 1995, la compagnie La Ronde crée Esquisses à vivre pour le festival Danse à Aix. A partir des différentes inventions dessinées et offertes par Patrick Bossatti à ses amis interprètes (comédiens, performeurs, danseurs...), ceux-ci se rassemblent pour imaginer leur mise en scène.

Présenté comme « responsable des soirées d’interprètes en France depuis 1985 » [1] et auteur du projet « Pour une nouvelle interprétation » au Festival Montpellier Danse de 1991, Patrick Bossatti fût non seulement la cheville ouvrière de ce mouvement œuvrant à la reconnaissance du rôle des interprètes dans la création chorégraphique contemporaine mais également co-fondateur de la compagnie La Ronde en 1993.

"Les études graphiques du dessinateur et écrivain Patrick Bossatti constituent un étonnant trésor. Nous en avons extrait un choix de pages inédites. Ce sont de simples esquisses ou de réelles partitions achevées, inspirées, dédiées ou offertes à des interprètes et amis. (...) Pour composer et mettre en scène ce spectacle, nous avons demandé aux danseurs et aux acteurs réunis au plateau de se prêter au jeu du déchiffrage de ces pages pleines de gestes et de signes." [2]

Feuille de salle du festival Danse à Aix pour "Esquisses à vivre", juillet 1995

Déployée ambitieusement à l’échelle de sept danseurs, la pièce emprunte aux dessins affranchis de leur auteur, différant en cela de La Dérive des continent présenté notamment au sein du programme "Récital en duo" (voir aussi le chapitre "Les inventions de danses de Patrick Bossatti"). Ainsi la danse s’émancipe de toute signature chorégraphique autre que celles de ses propres interprètes et pousse la proposition de La Ronde à son paroxysme en les propulsant au rang d’auteurs-interprètes et en affirmant leur puissance créatrice.


Créée le 13 juillet 1995 dans la cour de l’Ecole Normale d’Aix-en-Provence, Esquisses à vivre est accueillie par la critique avec bienveillance mais circonspection. La journaliste Dominique Frétard évoque pour en parler dans Le Monde, "[d]es croquis poussés par le désir de ne pas fixer, de garder le rythme de l’enchaînement, de conserver à l’interprète son libre-arbitre" [3] tandis que Marie-Christine Vernay en parle dans Libération comme d’ "une forme atypique [...] pas véritablement [...] un spectacle mais bien [des] esquisses qui se lisent comme des notes, des nouvelles de danse" :

"En préservant le plateau comme un espace vierge où seules les marges sont importantes pour l’écriture ou en l’envahissant sans ménagement, [...] ils proposent une danse qui a la vérité douce-amère des dessins de Bossatti et qui, loin de ne fonctionner que sur la référence, se donne dans l’instant présent, dans ses hésitations, ses égarements, ses libérations d’énergie, ses nonchalances. Cela ne fait pas un beau spectacle, cela fait simplement et sûrement une belle danse, qui parfois se réfugie un peu trop hâtivement par une sorte de complexe intellectuel, derrière une image, une diction, un personnage, mais qui a des fulgurances [...]. Le temps passe saccadé : il a le hoquet, et la danse dessinée traverse la scène puissante et évanescente." [4]



Soutenus et encouragés à leurs débuts dans leur désir de "faire revivre le répertoire contemporain" par des soirées de récital, les créateurs de La Ronde se heurtent avec Esquisses à vivre aux enjeux de la création artistique dans un contexte politique raidi, comme en attestent au même moment les baisses de subventions du festival qui l’héberge. Les réticences de la profession à accepter la porosité des rôles interprètes/chorégraphes n’épargnent pas cette pièce ambitieuse qui ne sera pas diffusée, coupant l’élan rénovateur de la compagnie.



[1Cahiers du renard, n° 11-12, 1992

[2Document de présentation, compagnie La Ronde

[3Dominique Frétard, "La Ronde esquisse la vie trop brève de Patrick Bossatti", Le Monde, 16 juillet 1995

[4Marie-Christine Vernay, Libération, 18 juillet 1995