Du tutu à l’académique, de la posture classique à la revendication néo-classique ?

Florence Poudru – La relecture d’œuvres du répertoire, une appropriation

À la suite de la commande d’une maison de production à un chorégraphe contemporain, chargé de concevoir la chorégraphie nouvelle d’un ballet du répertoire, le qualificatif de néoclassique apparaît parfois dans la critique. C’est également avec le recul des années, une, deux décennies, voire davantage, que l’adjectif est employé. Ainsi, Roméo et Juliette (1990) d’Angelin Preljocaj, régulièrement repris par le Ballet Preljocaj, suscite les interrogations stylistiques de Jean-Frédéric Saumont dans un compte rendu du 20 décembre 2016 (dansesaveclaplume.com) : l’auteur perçoit « une tentative de danse néo-classique radicale ». Sa conclusion, « pas vraiment une œuvre contemporaine pure et pas tout à fait un grand ballet narratif » témoigne d’une perception de l’œuvre lestée de vingt-six ans, bien différente de celle de sa création par le Ballet de l’Opéra national de Lyon.

La relecture d’une œuvre narrative par un chorégraphe est-elle vouée à devenir néoclassique ? Le phénomène est-il inéluctable compte tenu du procédé ? Il convient de rappeler quelques étapes relatives à l’emploi de ce terme stylistique, avant d’aborder le cœur du sujet.

Adopté pour définir le style de certains ballets du XXe siècle en France, l’adjectif néoclassique, notamment employé par Serge Lifar en 1949 dans son Traité de danse académique, a d’abord été associé à certains pas. Ce traité valide une pratique éprouvée, puisque Lifar employait déjà cet adjectif au début des années 1940. Par extension, le terme a été repris dans la presse mais entendu comme un label stylistique, au sujet des artistes qui ont eu un cursus classique mais s’autorisent certaines libertés. Le phénomène est donc antérieur, même si les musiciens l’ont inauguré. La démarche diffère sensiblement de celle des musiciens – Poulenc qui puise chez Mozart, Stravinsky chez Pergolèse – mais cette question musicologique fait l’objet d’une analyse de Gianfranco Vinay.

Nombre de chorégraphes ont réfuté cette étiquette, Maurice Béjart comme Jiři Kylián. J’ai abordé les questionnements esthétiques de ce style chorégraphique, notamment dans un texte intitulé « Le style néoclassique : une maladie honteuse ? » (Journal de l’ADC de Genève, n° 39, 2006) et il me semble que ce n’est pas le rapport aux composantes de l’œuvre théâtrale – le rapport à la narration, aux arts plastiques, à la musique – qui définit cette esthétique, mais bien le mouvement lui-même, entre référence au langage classique et transgression. À l’instar de l’instrument pour le musicien, le corps du danseur est le vecteur du mouvement, élément immatériel.

Quant au processus de recréation d’une œuvre ou d’interprétation personnelle, il interroge le rapport que nous entretenons avec les œuvres d’art. Celles qui ont suscité cette démarche sont le plus souvent empruntées au répertoire du XIXe siècle et comportent une narration ; celles du XXe siècle telles que Petrouchka, Le Sacre du printemps ou Les Noces ont un propos : c’est bien à une œuvre célèbre qu’il convient de se référer pour proposer plusieurs strates de lecture. Les ballets sans propos ne suscitent pas le même désir d’appropriation : bien que certaines œuvres chorégraphiques n’aient pas d’argument, celles-ci font plus rarement l’objet d’une « transposition » esthétique. Sans doute parce que contrairement aux arts plastiques qui reprennent la composition d’une toile, voire son chromatisme et jouent sur le style pictural et les proportions des éléments plastiques, si la chorégraphie devait reprendre le seul élément tangible d’une œuvre non narrative (hormis sa musique), il s’agirait de la composition, ce qui conduirait au pastiche.

Une chorégraphie nouvelle est-elle une relecture ?

Rappelons que les ballets du répertoire du XIXe siècle tels que Giselle, Coppélia ou La Korrigane, circulent peu après leur création en ne gardant que l’argument, ainsi que la partition, et sont présentés dans la chorégraphie du maître de ballet d’un théâtre, une nouvelle chorégraphie qui tient compte des indications de mise en scène du livret : la structure d’ensemble reste la même. Ce processus rappelle que la sacralité de l’œuvre est très relative, le chorégraphe étant alors considéré comme un simple metteur en scène. L’œuvre a donc une labilité importante à cette époque.

Au début du XXe siècle et dans l’après-guerre, l’émergence de la danse moderne a souvent valorisé la nouveauté d’un art non appris auprès d’un maître, « un point de vue » selon les mots du célèbre critique du New York Times, John Martin. À cette époque encore, les nouvelles chorégraphies d’artistes issus du monde classique sont plus courantes que les transpositions. Rares sont les artistes de la danse moderne à se confronter à l’exercice. Kurt Jooss a conçu un Fils prodigue en 1933 sur une autre partition que celle de Prokofiev composée pour les Ballets russes : sa démarche s’apparente à celle, courante, des compositeurs d’opéra qui traitent d’un même sujet, ici biblique, avec leur vocabulaire propre. Mais dès 1931, Jooss avait chorégraphié un Fils prodigue sur la partition de Prokofiev : je n’en connais que des photographies, mais il est probable qu’il s’agisse d’une nouvelle chorégraphie qui reprend le découpage conçu par Kochno et Prokofiev, sans transposition contemporaine. Pourtant, Kurt Jooss est stylistiquement un artiste de la danse moderne.

La démarche qui consiste à changer uniquement la chorégraphie en conservant tout le reste, contexte géographique inclus, existe encore de nos jours même si elle n’est pas la plus fréquente compte tenu de la toute-puissance du chorégraphe : Don Quichotte (2017) de Kader Belarbi, chorégraphie renouvelée du Don Quichotte de Petipa et de Minkus, répond à cette catégorie tout comme Le Corsaire en 2013, au Capitole de Toulouse. Une contrainte matérielle l’explique parfois : le réemploi des costumes. En revanche, Casse-noisette (2017) de Kader Belarbi est une transposition.

Casse-noisette (2017) de Kader Belarbi, Ballet du Théâtre du Capitole. Photo de David Herrero. L’auteure remercie le Ballet du théâtre du Capitole pour son autorisation gracieuse.

Une forme d’inscription dans l’histoire d’un art

Le XXe siècle, qui a conduit, sous l’impulsion des Ballets russes, à sacraliser l’œuvre et à la faire circuler telle quelle, a contrario, a donné l’idée de déplacer l’époque et le contexte de la narration, tout en gardant la trame, les principaux personnages et la partition d’origine qui a pu subir des coupes ou des ajouts. Ce processus est proche du « remake » cinématographique. Les paramètres géographiques, temporels et sociaux changent : ainsi, l’Allemagne de Giselle est déplacée par Dada Masilo en Afrique du Sud ; la Pologne de Coppélia est gommée au profit de l’univers télévisuel par Cisco Aznar ; le folklore slave archaïsant du Sacre du printemps disparaît pour la Louisiane chez Horton, une intemporalité pour un message universaliste chez Béjart ou chez Pina Bausch.

La démarche n’implique pas une contestation de l’œuvre de référence : il ne s’agit ni de la copier pour nier son originalité, ni d’en faire un simulacre. Chez les chorégraphes, la démarche semble plutôt associée à un réel intérêt pour l’œuvre.

Chacun offre une vision personnelle et témoigne d’un détournement du récit initial, et offre ainsi un renouvellement de la composition et du mouvement. Il s’agit d’une traduction, d’une transposition. Pour autant, parce qu’elles s’appuient sur une autre œuvre située dans l’histoire de la danse, s’agit-il d’œuvres néoclassiques ? Il y a incontestablement une conception dialectique, où l’ancien et le nouveau se retrouvent, où la mémoire et la nouveauté contribuent à consolider une expérience artistique, la démarche est historiciste.

Mais si l’on considère que le matériau de l’œuvre est le mouvement, l’appropriation par un chorégraphe d’aujourd’hui n’est pas forcément de style néoclassique. À mon avis, Giselle (2017) de Dada Masilo n’est pas un ballet néoclassique, mais bien contemporain, qui hybride danse zoulou et danse contemporaine. Il ne s’agit d’ailleurs pas entièrement d’une appropriation puisqu’elle a travaillé avec le compositeur Philip Miller qui cite quelques thèmes d’Adam : la partition diffère. Tout comme G. (2008) de Garry Stewart est une évocation du romantisme, une variation sur le thème romantique plus qu’une relecture, la musique de Luke Smiles ne citant celle d’Adolphe Adam que sous la forme d’une lointaine réminiscence. Par son énergie et ses mouvements, la danse de Garry Stewart n’a rien de néoclassique.

Illusions comme Le Lac des cygnes de John Neumeier en 1976 serait plutôt une appropriation : il situe sa narration à la cour de Louis II de Bavière et décline trois actes de l’œuvre qui correspondent chacun à un épisode de la vie du souverain, à un souvenir. La structure d’ensemble est modifiée, même si l’on retrouve une alternance entre deux mondes, l’univers mental du roi séquestré et le souvenir du réel. Neumeier détourne certains éléments, dont le thème du double, mais sa danse est stylistiquement néoclassique, une danse de la fin du XXe siècle pour un récit situé dans les années 1870, époque de la création du ballet. Une grande partie de la partition est conservée mais John Neumeier y ajoute d’autres musiques du compositeur russe. Pour autant, sa mise en abyme du deuxième acte d’Ivanov, dansé tel que lui a transmis Alexandra Danilova, souligne son inscription dans l’histoire de son art. Cette œuvre témoigne de la complexité des strates.

Quelques années plus tard, Le Lac des cygnes (1982) d’Andy de Groat se rapprocherait pour partie, d’une parodie, avec une reprise des parcours et des gestes, mais il s’apparente à une esthétique post-moderne, par la marche, par le caractère répétitif des parcours, des citations gestuelles et par les micro-changements. La partition de Tchaïkovski n’y apparaît que partiellement, les musiques contemporaines de Talking Heads dominant l’ensemble de l’œuvre.

L’appropriation offre une démarche ludique qui assemble connu et inconnu, rassure et surprend, convoque une mémoire plastique, correspond à une remise en cause du temps chronologique de l’art : certains historiens de l’art la font entrer dans un âge post-historique. L’appropriation se conforme également à une nouvelle stratégie créative contemporaine dont les considérations mercantiles et promotionnelles ne sont pas toujours absentes.

L’enjeu d’une légitimation est possible pour des chorégraphes contemporains qui conquièrent un autre public, des lieux de diffusion et des maisons de production qui sont assurées de remplir les salles, en accolant deux labels, le nom de l’œuvre (qui résonne chez tous les néophytes) et celui du chorégraphe. Le théâtre des Champs-Elysées programme volontiers Le Lac des cygnes d’Alexander Ekman ou Le Sacre du printemps de Sasha Waltz. Lorsqu’un théâtre affiche un Casse-noisette de Jeroen Verbruggen ou un Coppélia de Jo Strømgren, il est assuré de faire venir le public même si celui-ci ne connaît pas le chorégraphe… S’approprier le répertoire est une étape de plus en plus nécessaire pour être un chorégraphe reconnu, une sorte de bâton de maréchal. On peut aussi remarquer que l’appropriation offre un second souffle imprévu à une chorégraphe confirmée de la post-modern dance telle que Lucinda Childs qui a abordé les œuvres narratives du XXe siècle comme Daphnis et Chloé ou Le Mandarin merveilleux depuis les années 2000.

De multiples motivations

Le processus est habituel chez les peintres : leur relation aux maîtres est sinon constante comme pour Picasso, au moins sporadique y compris chez les nouveaux réalistes ou chez un artiste tel que Roy Lichtenstein. Dans le domaine des arts plastiques, la référence assumée à une œuvre est également devenue plus fréquente.

L’artiste chinois Yen Minjun évoque la répression sanglante de la Place Tian’anmen en s’appropriant, dans un style hyperréaliste, le célèbre Tres de Mayo de Goya : la composition est la même, mais les condamnés opposent le rire à leur exécuteur dont seul le geste évoque le tir, l’arme étant absente. Le continuum est le thème de la répression. Dans le domaine pictural, la référence au passé est récurrente, revendiquée et l’art d’aujourd’hui brouille volontiers les pistes entre passé et présent comme le fait Damien Hirst, notamment dans sa gigantesque exposition de la Fondation Pinault, au Palazzo Grassi et à la Punta della Dogana à Venise en 2017. La référence au passé est même scénarisée et apparaît dans un film qui relate la prétendue découverte de vestiges sous-marins.

Francis Bacon s’est inspiré de L’autoportrait de Van Gogh sur la route de Tarascon, tableau disparu dans un bombardement en 1945. Outre sa fascination pour le peintre hollandais, qui le conduit à peindre huit versions où la composition originale est parfois reprise, Bacon fait référence à une œuvre qu’il n’a jamais vue directement, mais connue par des reproductions en couleur et qui a disparu. Faut-il y voir un désir de résurgence à travers une œuvre de facture baconienne qui lui rend hommage ?

Dans notre domaine de la danse, de tels exemples existent : le plus célèbre est celui du Sacre du printemps (1913) de Nijinski, disparu après quelques représentations parisiennes et londoniennes. En 1920, la deuxième version produite aux Ballets russes est une nouvelle chorégraphie de Léonide Massine : ce n’est que plus tard que les appropriations se sont succédé, celle de Béjart ayant largement contribué à populariser l’œuvre dans le monde de la danse depuis 1959, au point qu’elle a servi de détonateur à d’autres, ce qui génère une superposition de strates. Nous avons pu voir nombre de versions personnelles de Pina Bausch, Paul Taylor et de tant d’autres, avant de découvrir à partir de 1987 Le Sacre du printemps de Millicent Hodson d’après Nijinski. La choréologue s’est appuyée sur un fonds mémoriel pour cette résurgence-recréation à partir de vestiges qu’elle a longuement quêtés.

La transposition précède parfois l’original, comme je l’ai souligné dans le catalogue Dans le sillage des Ballets russes (CND, 2010) : à l’Opéra de Paris, Les Noces de Béjart précède d’une décennie l’original de Nijinska présenté en 1976, comme si la réplique appelait le ballet-fantôme et lui redonnait vie.

La transposition serait-elle un ersatz, une clé d’accès à la danse pour un public néophyte ? Certains balletomanes estiment sacrilèges les appropriations chorégraphiques et l’on ne peut que renvoyer à la remarque cinglante de Stravinsky aux auditeurs soucieux de respect à l’égard de Pergolèse : « You “respect”, but I love » (Igor Stravinsky et Robert Craft, Expositions and Developments, 1962, p. 114). Si toute relecture ou réplique d’une œuvre n’est pas nécessairement de style néoclassique, le jeu entre répertoire, fonds mémoriel et transposition n’est pas une duplication à proprement parler, mais consiste dans tous les cas à trouver un équilibre entre l’œuvre d’origine et l’attrait de l’originalité.




Florence Poudru est l’auteure de plusieurs ouvrages dont Serge Lifar, la danse pour patrie (Hermann, 2007) et de nombreuses contributions textuelles. Docteure de l’université de Paris 1 Panthéon- Sorbonne, professeure au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon, elle est chercheuse associée au laboratoire Passages XX-XXI à l’université Lyon 2 où elle est habilitée à diriger des recherches (HDR) en Arts du spectacle.