Du tutu à l’académique, de la posture classique à la revendication néo-classique ?

Maurice Béjart
 – Le Teck

Chorégraphie : Maurice Béjart

Création : 1956

Enregistrement : 1960, studio, émission Terre des Arts de Max-Pol Fouchet
Interprètes : Maurice Béjart et Michèle Seigneuret

Durée : 11 min.

[Archive INA : https://www.ina.fr/video/CPF86610077]

Le Teck, créé par Maurice Béjart, a été dansé pour la première fois à Marseille le 9 août 1956 sur le toit-terrasse de la Cité radieuse/Unité d’habitation du Corbusier, lors du Festival de l’Art d’avant-garde de Marseille conçu par Jacques Poliéri. Le site de l’exécution de cette chorégraphie comme le festival en lui-même sont remarquables et inscrivent le jeune Béjart – il a 29 ans mais déjà une bonne dizaine d’années d’expérience en France et en Europe – dans une dynamique de modernité. Les quelques photographies en noir et blanc de la création de 1956, prises par Gérad Ifert, montrent la réalisation de la chorégraphie sur une estrade en bois avec comme horizon, la ville de Marseille et la mer [1]. Cherchant à dépoussiérer le ballet et à le présenter dans des lieux originaux, Béjart s’inscrit alors dans une avant-garde artistique. Selon Michel Corvin, Béjart fut « l’un des grands triomphateurs [2] » du festival, au côté d’artistes modernes déjà connus (Soulages, César, Hartung) ou en devenir. La musique électronique, chère à Béjart, y tient d’ailleurs une place non négligeable autour d’Olivier Messiaen et de ses élèves, Pierre Boulez, Jean Barraqué ou Iannis Xenakis. En plus du Teck, Béjart présente lors de ce même festival un ballet avec des danseuses de sa compagnie et le premier « robot-danseur » nommé CYSP1 de Nicolas Schöffer, sculpture connectée qui réagit aux sons et aux mouvements, véritable révolution cybernétique [3].

Le Teck est un « pas de trois [4] » selon Antoine Goléa, composé de Michelle Seigneuret, de Maurice Béjart, et d’une sculpture qui est en quelque sorte le troisième personnage, souvent central dans la mise en scène : la captation en studio de télévision qui date de 1960 s’ouvre d’ailleurs par un plan de celle-ci, que le spectateur voit en double, grâce à son ombre projetée sur le fond. C’est une sorte de mâchoire volumineuse de 140 cm de long et de 36 kilos, entre pince géante et animal fantastique. En pleine chaleur du mois d’août sur le toit-terrasse de la Cité radieuse, Béjart est torse nu et Seigneuret porte un collant et une chemise nouée un peu large ; dans la version enregistrée quatre ans plus tard en studio, il est habillé d’un pantalon de coton et d’une chemise cintrée aux manches retroussées et elle porte un collant et un cache-cœur plus moulant.

« Mobile, mouvante, qui tour à tour symbolise l’expression masculine et féminine. Un piège, une force obscure, une forme abstraite en même temps » explique Béjart à l’émission de télévision belge francophone Les Feux de la rampe réalisée par André Antoine en 1958 [5]. Une des thématiques chères à Béjart à l’époque est le rapport entre l’homme et la femme – et une certaine misogynie mise en scène : la mécanique est implacable et la mâchoire se referme inexorablement sur la femme, prise au piège. En voici la critique du journaliste belge Marcel Lobet : « L’envoûtement, Maurice Béjart a cherché parfois à le faire naître par des moyens extra-chorégraphiques. Le Teck, par exemple, impose au spectateur le profil oppressant d’une énorme mâchoire de bois qui se 
refermera sur la femme comme un piège
 atroce, avec l’implacable fatalité d’une 
mécanique de torture. La chorégraphie commence par apprivoiser cet engin
 maléfique – une sculpture abstraite de 
Marta Pan – dont le bois est « lisse et 
soyeux comme une peau ». Mais on comprend bientôt que la mâchoire est un symbole polyvalent : elle signifie l’avidité, la cruauté, le fatalisme, et les familiers du
freudisme pourraient certes déceler ici on 
ne sait quels transferts psychanalytiques. Nous sommes en plein fétichisme érotique et exotique. Le paroxysme ne pourra se libérer que dans un hurlement d’épouvante et de douleur, lorsque la femme sera broyée par le mal qu’elle a déclenché. [6] » La chorégraphie ne cesse de mettre en scène le rapport entre l’homme et la femme : torses bombés, jeux de regards appuyés, imitation des mouvements dans un esprit de miroir – la sculpture venant sceller la domination masculine. À la fin, le danseur fait se coucher la danseuse sur le dos dans la mâchoire ouverte, qu’il referme sur elle. La captation se termine avec un focus très rapproché sur sa bouche, le cri/rire sarcastique de la danseuse résonne et camoufle la musique jazz, tandis que le danseur vient de disparaître de scène en courant, laissant sa proie dans le piège.

La sculpture, réalisée par Marta Pan (1923-2008), date de 1956 et est constituée de teck poli et de métal. Elle a été acquise par l’État en 1962 et est aujourd’hui conservée au Centre Pompidou [7]. Considérée comme l’une des pionnières de l’abstraction, Marta Pan est aujourd’hui relativement oubliée [8]. Avec Le Teck, elle poursuit le cycle Charnières où elle travaille des sculptures articulées et développe une conception de l’art in situ, avec des formes plutôt rondes et organiques - qui ont séduit Béjart. Pan poursuivra son travail autour du mouvement et du corps avec sa sculpture Équilibre (pour la création du ballet du même nom en 1959 par Béjart) dans laquelle une danseuse du Ballet-Théâtre de Paris peut se glisser [9].

Concernant la musique, l’œuvre fait la part belle au jazz dont Béjart est friand dans ces années post-guerre, et non à la musique électronique comme CYSP1 qu’il présente en même temps au Festival. La musique est de l’Américain Gerry Mulligan avec des percussions de Tito Puente. Une musique d’abord enjouée qui laisse place à une dimension dramatique à travers la répétition des percussions comme un rythme fatal et menaçant puis qui est caché par le cri strident final de la danseuse.

À noter que la pièce a été dansée à New York en 1979 dans une version masculine, avec Ivan Marko et Jorge Donn comme danseurs, soulevant alors d’autres interprétations.

Notice rédigée par Stéphanie Goncalves.



[1Photographies de Gérard Ifert, https://www.pan-wogenscky.com/marta-pan/sculptures/danse/, consulté le 18 juillet 2020.

[2Michel Corvin, 2004, Festivals de l’art d’avant-garde, 1956-1960, Paris, Somogy, p. 96.

[3Emmanuelle Jardonnet, 6 avril 2018, « Au Grand Palais, duel et duos entre l’homme et le robot », Le Monde, [en ligne].

[4Antoine Goléa, 21 août 1956, « Le festival de l’art d’avant-garde de Marseille », Le Monde, [en ligne].

[5Archives de la Sonuma, Ballet-Théâtre de Paris, Les Feux de la rampe, réal. André Antoine, 13 décembre 1958.

[6Marcel Lobet, 1958, Le Ballet français d’aujourd’hui, Paris, Librairie théâtrale, p. 140-141.

[7Numéro d’inventaire AM 1356 S https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/c9d6ra/rMxaXd

[8Dominique Amouroux, 2017, « Fusions. Les démarches symbiotiques de Marta Pan et André Wogenscky », In Situ, n° 32, [en ligne], consulté le 18 juillet 2020.
URL : http://journals.openedition.org/insitu/15046.

[9Photographie disponible en ligne, https://www.gazette-drouot.com/article/marta-pan-artiste-libre/5099, consulté le 18 juillet 2020.