Carnets et notes d’Andy de Groat
Vingt-deux cahiers et des dizaines de pages libres où Andy de Groat nourrit, invente ou réinvente les chorégraphies de quatre pièces majeures : “La Bayadère” (1988-1992), “Swan lac” (reprise par les danseurs du Ballet de l’Opéra d’Avignon en 2007), “La Folie d’Igitur” (2009 à Avignon encore, et son adaptation au CND : « Autour de La Folie d’Igitur », en 2010), et enfin “Pas de Parade” (pour l’École nationale supérieure de danse de Marseille, en 2010). Un ensemble fascinant de documents et d’indices révélant l’imaginaire à l’œuvre, la fièvre de la composition et le travail d’un architecte de la scène. Un matériau inégalable pour plonger dans le mode de pensée et de création d’un chorégraphe majeur, et dévoiler un peu de l’alchimie de son art.
Hideyuki Yano, "Au puits de l’épervier" (extraits)
Hideyuki Yano crée, avec “Au puits de l’épervier” (Avignon, 1983), une œuvre teintée à la fois de théâtre poétique (la pièce s’appuie sur le texte de William Butler Yeats) et de théâtre nô (origine de l’inspiration de Yeats). Il y mêle ainsi danse, théâtre et musique (commande a été passée à Yoshihisa Taïra) mais aussi marionnettes grâce au travail de Goury.
Ces notes font apparaître le rôle structurant du chiffre trois dans l’élaboration de la pièce, chiffre "omniprésent dans la tradition du nô, dans la trinité chrétienne et, aussi, dans l’univers artistique et intime de Yano" souligne Chantal Aubry. Yano l’explique dans un entretien avec cette dernière paru dans "Libération" en juillet 1983 : "Tout est fondé sur le chiffre trois. Moi, je suis un homme triple. [...] Pour chaque personnage, la représentation est triple. Il y a le danseur, la représentation et le regard. Ou si l’on veut la manipulation : c’est à dire la marionnette" [1].
[1] Chantal Aubry, Yano, un artiste japonais à Paris, Pantin : Centre national de la danse, 2008.
Hideyuki Yano, "Rivière Sumida"
Créée en 1976, cette pièce s’inspire du nô japonais "Sumidagawa". Ce premier duo avec Elsa Wolliaston où les deux danseurs s’inventent un rituel commun, sera fondateur du groupe Ma danse rituel théâtre.
Les trois feuilles de notes de chorégraphie qui retracent cette pièce mettent en évidence la relation fusionnelle entre les deux personnages du nô d’origine, une mère folle et le fantôme de son fils mort.
Lycette Darsonval, "Sylvia" (extraits)
Ballet créé initialement en 1876 par Louis Mérante, « Sylvia » connait par la suite de nombreuses versions. Lycette Darsonval en devient l’interprète phare, en premier lieu dans la version de Serge Lifar (de 1941 à 1944), puis dans celle d’Albert Aveline à partir de 1946. Elle conçoit elle-même un arrangement chorégraphique pour sa propre compagnie qui tourne en France et à l’étranger avec un effectif réduit. Enfin l’Opéra de Paris lui demande en 1979 de chorégraphier une nouvelle production du ballet.
C’est à cette occasion qu’elle remplit deux cahiers de notes de chorégraphie où elle met le plus souvent en regard sur la double page du cahier, l’action narrative et le croquis de la scène représentant la position et les déplacements des danseurs.
Four solaire, Anne-Marie Reynaud, "Vertige exquis" (extraits)
Cette pièce, créée en 1981 par le Four Solaire au Petit TEP (Paris), réunit Anne-Marie Reynaud, Jean-Christophe Bleton, Odile Azagury, Gisèle Gréau et Daniel Larrieu. Les pages du cahier de notes d’Anne-Marie Reynaud nous révèlent une structure très théâtrale, découpée en séquences narratives dans lesquelles se meuvent des personnages touchants et grotesques incarnés par les danseurs.
François Raffinot, "Rift" (extraits)
François Raffinot crée "Rift" en 1997 dans le cadre du festival Octobre en Normandie. Ayant débuté son travail chorégraphique dans les années 80 à travers la danse baroque et notamment au sein de la compagnie Ris et danceries, il adopte un vocabulaire résolument contemporain à son arrivée à la tête du Centre chorégraphique national du Havre Haute Normandie en 1993. Il conserve pourtant de sa période baroque une relation essentielle à la musique. Il fait appel pour "Rift" à deux compositeurs contemporains, Philippe Hurel et György Ligeti.
Ses cahiers de notes de chorégraphie révèlent ainsi une structuration forte, basée souvent sur l’élément musical. Ses sources d’inspiration sont par ailleurs multiples (littéraires, philosophiques, esthétiques) et apparaissent sous forme de dessins, citations ou même collages.
Léone Mail, "L’Oiseau de feu" de Serge Lifar (extraits)
Léone Mail (1916-2001) devient en 1954, date de création de « L’Oiseau de feu », l’assistante de Serge Lifar à l’Opéra de Paris en tant que répétitrice générale des ballets. Fidèle au chorégraphe depuis sa jeunesse, elle note sur des cahiers ses chorégraphies qu’elle aura l’occasion de remonter à maintes reprises. Ces notes de « L’Oiseau de feu » datent de la création de la pièce avec les solistes Nina Vyroubova (l’oiseau), Youly Algaroff (le Prince), Christiane Vaussard (la Princesse) et Serge Lifar lui-même (Kotscheï).
Léone Mail transfert sur le papier la carrure musicale sous forme de séries chiffrées, qu’elle émaille de descriptions de pas, de petites figurines aux
positions indicatives et de tracés suggérant déplacements et directions.
Carlotta Ikeda, "Blackgreywhite"
L’ensemble de 27 cahiers personnels conservés dans les archives de la danseuse et chorégraphe japonaise Carlotta Ikeda (1941-2014) représentent une source très précieuse pour la compréhension de son parcours, de ses œuvres et de ses collaborations, tout autant que de l’évolution de sa pensée et de son imaginaire.
Dans ce onzième carnet, on peut voir la façon dont elle élabore sa première pièce en tant que chorégraphe à part entière, « Blackgreywhite » (1988), après plusieurs années à partager la direction de la compagnie Ariadone (compagnie exclusivement féminine créée en 1975) avec Ko Murobushi.
Elle cherche à la fois à y fixer son intention créatrice, la structure de la pièce, les parcours des interprètes ainsi que les dispositifs scénographiques et les costumes.
Imaginée pour 7 danseuses, la pièce résolument dénuée de toute référence sémantique, fait alterner solos de Carlotta Ikeda et tableaux de groupe dans un décor constitué de bambous suspendus et de néons verticaux, le fond de scène habillé de métal. Elle sera créée en décembre 1988 au Centre culturel du Maillon de Strasbourg et constitue aux yeux de la critique Yvonne Tenenbaum, « une sorte d’anthologie du butô de Carlotta » [1].
[1] Pour la danse, janvier 1989
Myriam Gourfink, "Amas"
La chorégraphe Myriam Gourfink développe depuis 2002 un langage de composition chorégraphique inspiré de la notation Laban, s’appuyant sur des données et des processus abstraits, attachant un rôle primordial à la respiration, mais aussi à la pensée, au regard, au ressenti : « J’effectue une collecte des notions que je considère être en relation avec ce que je vise, ces éléments me permettent d’élaborer un lexique puis la partition. La composition consiste à venir décoder l’intelligence des éléments collectés, leurs relations, leurs articulations possibles. Il s’agit d’écouter, d’observer et comprendre ce qui est à l’œuvre à l’intérieur de l’environnement posé. Les danseurs qui lisent et interprètent ces partitions utilisent la technique corporelle à la base de mon travail, qui repose sur la conscience du souffle, sa circulation, et la répartition du poids du corps, sa coulée. »
La partition de la pièce "Amas", proposée en 2016 à 8 danseuses, est un exemple du type de matériau que la chorégraphe soumet à ses interprètes incluant intentions, découpage séquencé, règles de mises en mouvements et sources d’inspirations visuelles. Le groupe est contenu dans un carré face au musicien et se met en mouvement guidé par la partition qui déroule au fur et à mesure de la progression de la pièce.
Partitions, diagrammes et croquis de parcours de Lucinda Childs
Les archives de Lucinda Childs sont riches de partitions chorégraphiques, de comptes, de diagrammes, de croquis de parcours qui éclairent son œuvre de façon extraordinaire. Y sont mis en lumière les structures générales de ses pièces, les procédés de composition, les outils géométriques et jeux mathématiques qui ont permis l’invention et l’écriture de sa danse.
Cette pratique d’écriture est présente dès les premières années où Lucinda Childs se lance dans la composition de pièces au sein du Judson Dance Theater. Elle prend la forme de simples croquis de parcours accompagnés parfois de textes (dits sur scène) ou d’autres documents de travail (plans ou listes). À partir des années 1970, la chorégraphe élabore un matériau plus complexe en créant de véritables partitions chorégraphiques. Certaines pièces donnent lieu à un diagramme à partir duquel, selon un processus sériel, la chorégraphe développe sa partition. La relation entre cette écriture géométrique et l’incarnation de la danse, à cette époque répétitive et minimaliste, s’impose comme une évidence.