La rupture comme une chance
On dit souvent que la danse scénique est un art éphémère, on déplore la perte des œuvres… Pourtant, en observant ce qui se passait malgré tout, malgré cette discontinuité, la rupture me semblait pouvoir être pensée aussi comme une chance, puisqu’on était alors émancipé des cadres de transmission légitimés et légitimants. Les œuvres revenaient à des endroits et à travers les artistes de façon imprévisible. Un comédien-chorégraphe venu des États-Unis et installé en France comme Mark Tompkins pouvait être ravi par l’œuvre d’une cabarettiste allemande comme Valeska Gert (à laquelle il consacre en 1998 un hommage avec Icons). La même année, Jérôme Bel pouvait voir son désir de danse s’actualiser dans une oeuvre de Susanne Linke Wandlung (créée en 1978). Un collectif de danseurs comme le Quatuor Knust se sentait totalement en phase avec le projet de L’Après-Midi d’un faune de Vaslav Nijinski créé en 1912 : la retenue, la rigueur, le travail sur la posture de cette œuvre rencontraient leur désir de danse, à travers l’interprétation des partitions – un désir de danse nourri par ailleurs par l’attitude critique de la chorégraphe américaine Yvonne Rainer dont le Quatuor avait repris le Continuous Project/Altered Daily. Un montage temporel complexe était donc à l’oeuvre. Il y avait aussi un court-circuit fécond et intempestif dans le fait que Latifa Laâbissi, formée en France et aux États-Unis à l’abstraction cunninghamienne, ait envie de reprendre la Danse de la sorcière de Mary Wigman, alors qu’elle n’avait aucun lien avec cette tradition de danse d’expression. Que Laâbissi ressente aussi le besoin de convoquer les torsions de Joséphine Baker au moment même où elle problématisait la question des minorités et la violence de la mémoire coloniale dans le champ de la danse contemporaine. Cette persistance des oeuvres passées, ces surprises – plus que ces reprises – réservées par le présent étaient intenses. On avait visiblement besoin de convoquer des gestes passés pour exprimer une situation présente, de les reprendre, mais aussi d’en déplacer le sens. Bref, de fabriquer et de raconter au sein des oeuvres une autre histoire de la danse, en la performant. Étonnamment, les oeuvres qui étaient reprises dans ce champ contemporain en France étaient précisément des oeuvres de la première modernité européenne, des oeuvres qui globalement n’étaient pas destinées à être transmises par tradition orale : en effet, ce que l’on appelle « la modernité », notamment en danse, a réinventé un rapport au passé qui n’était plus donné en soi. Les danseurs modernes des années 1920-1930 évoqués dans ce livre (Mary Wigman, Valeska Gert, Joséphine Baker ou Rudolf Laban) avaient ainsi eux-mêmes pensé la question de la rupture, de la discontinuité, de l’oubli et la mise en cause des traditions, et ce, de manières bien différentes.