A propos d’autres versions du ballet
Malgré son succès lors de sa création, le ballet Les Petits Riens tombe ensuite dans l’oubli jusqu’à la redécouverte de la partition de Mozart en 1872 dans les archives de l’Opéra. Dès lors, cette dernière inspirera plusieurs chorégraphes, au XXème comme au début du XXIème siècle - outre Marie-Geneviève Massé - tels Frederick Ashton (1904-1988) et Ninette de Valois (1898-2001) au Royaume-Uni, Rudolf Laban (1879-1958) et Aurelio Milloss (1906-1988) en Allemagne, ou bien encore Lycette Darsonval (1912-1996) et Thierry Malandain (1959) en France.
Royaume-Uni
En 1927, Frederick Ashton propose sa version des Petits Riens. Fortement impressionné par la performance de la chanteuse lyrique Yvonne Printemps dans la comédie musicale Mozart [1] de Sacha Guitry et Reynaldo Hahn qu’il avait vue en 1926 au Gaiety Theatre à Londres, F. Ashton compose, en effet, dès l’année suivante, une Suite de danses sur la musique des Petits Riens. Interprété par Marie Rambert et Frederick Ashton, le ballet est créé lors du festival annuel organisé par l’Imperial Society of Teachers of Dancing (ISTD) le 23 juillet au New Scala Theatre [2]. Selon la critique et historienne de la danse Mary Clarke, F. Ashton « cherchait à exprimer la gaieté, l’intelligence et la tendre grâce de la musique de Mozart bien plus que l’élégance guindée du 18ème siècle » [3].
Une partie de la pièce, La Gavotte sentimentale, est reprise le 12 décembre 1927 au Coliseum Theatre dans une nouvelle production par la compagnie Nemtchinova-Dolin. Ce divertissement est également dansé par Marie Rambert et Frederick Ashton.
Le 9 mars de l’année suivante, une version plus longue du ballet est donnée par les élèves de Marie Rambert au Arts Theatre club sous le titre Nymphs and Shepherds. Le passepied est dansé par Pearl Argyle et William Chappell. L’entrée de Cupidon est interprétée par Andrée Howard et Harold Turner. Enfin, la courante rassemble Pearl Argyle, Andrée Howard, Harold Turner et William Chappell. Ce dernier est aussi l’auteur des décors et costumes. Le lendemain, la pièce est reprise au studio de Marie Rambert à Ladbroke Road accompagné d’extraits de son ballet The Fairy Queen.
La dernière reprise connue de Nymphs and Shepherd a lieu au Lyric Theatre, Hammersmith le 25 février 1930. Encore une fois, les élèves de l’école en sont les interprètes ainsi que M. Rambert et F. Ashton dans La Gavotte sentimentale [4]. Le spectacle est un immense succès. La critique du Times du lendemain rapporte que la représentation « n’est pas… une démonstration d’élèves mais la 1ère production d’une compagnie dirigée par Rambert et Ashton » [5]. Le journal Dancing Times loue, de son côté, le travail effectué au sein de l’école de M. Rambert qui « semble capable de produire des danseurs accomplis qui sont aussi des artistes dans le vrai sens du terme ».
Le ballet des Petits Riens a également inspiré une autre chorégraphe anglaise : Ninette de Valois. Créée sur la scène de l’Old Vic Theatre le 13 décembre 1928, la pièce est suivie de l’opéra de Englebert Humperdinck Hansel et Gretel. Le ballet est interprété par les élèves de l’école fondée deux ans plus tôt par Ninette de Valois : l’Academy of Choreographic Art. Aux côtés de la chorégraphe elle-même dans le rôle de Rosalind, on retrouve notamment Stanley Judson (Corydon), Ursula Moreton (Clymene) et Heddley Briggs (Tircis) dans les rôles principaux. Ninette de Valois fait appel au compositeur Constant Lambert pour les arrangements musicaux. Les décors, qui s’inspirent des peintures de Watteau, et les costumes sont signés respectivement par Doria Paston et Owen Smyth, le décorateur attaché au théâtre. Le ballet, qui est bien accueilli par le public, est repris au Festival Theatre de Cambridge le 20 mai 1929 et au Lyric Hammersmith à Londres le 28 mars 1930. Cette dernière représentation fera l’objet d’une critique dans le numéro de mai 1930 du Dancing Times (voir article reproduit ci-dessous) qui dira du spectacle : "Composé sur une musique très connue de Mozart, ce ballet a somme toute un argument assez insignifiant. Il met en scène des séries de "petits riens désinvoltes" présentés de manière charmante et bien dansés."
Après Ninette de Valois, on comptera encore David Bintley (1957) parmi les chorégraphes anglais inspirés par Les Petits Riens. Ce dernier propose aux élèves de la Royal Ballet School un remontage du ballet qui est donné lors de la Covent Garden annual matinée le 20 juillet 1991. Monica Zamora et Jonathan Howells y tiennent les rôles principaux [6].
Allemagne
En 1924, Rudolf Laban propose sa version du ballet des Petits Riens. C’est la seconde fois que Laban utilise un livret de Noverre. En effet, le 24 juin 1924 à Sagebiel près de Hambourg, il reprend Agamemnon vengé pour créer La Mort d’Agamemnon, "pièce "en quatre mouvements" avec les solistes de la Kammertanzbühne et le Bewegungschor de Hambourg (80 personnes) sur un accompagnement de percussions." [7]. A l’automne, il créé une nouvelle chorégraphie d’après Noverre sur la musique des Petits Riens pour le Bewegungschöre de Gera, une formation pour jeunes travailleurs fondée par Martin Gleisner (1897-19 ??) au sein de la Volkshochschule [8] de la ville. C’est donc dans ce contexte de fort développement de la danse chorale qui marque les années 1920 en Europe et particulièrement en Allemagne que Rudolf Laban crée sa version des Petits Riens [9]. La direction musicale est assurée par Josef Zosel tandis que les décors et costumes sont signés par Hans Blanke. La pièce est accompagnée au piano par Heinz Fritsche. Quant aux rôles principaux, ils sont assurés par Hilde Naumann (Rosaura) et Luci Wientz (Arlequin) - qui forment le couple d’amoureux -, Else Fritsch (Lauinia), Pantalon, le fiancé de Rosaura (Martin Gleisner), Johanna Hemman (Lucrecia) et Cläre Zipfel (Dottore) - ces derniers jouent les parents de Rosaura. Le synopsis détaillé du ballet est présenté dans les notes de mise en scène qui suivent :
Martin Gleisner, qui danse dans le ballet et en signe également la mise en scène, déclarera à son propos : "Les Petits Riens est une œuvre courte, joyeuse et ironique dans la chorégraphie de Rudolf von Laban conçue pour un petit ensemble, d’après la transmission du Grand Opéra de Paris. Noverre a d’abord entièrement composé cette pièce sans musique et s’est trouvé dans l’heureuse situation d’avoir comme accompagnement une composition de Mozart et une de Gluck. Nous avons choisi l’accompagnement de Mozart."
Note d’intention écrite par Rudolf von Laban et Martin Gleisner :
La relecture par Rudolf Laban d’oeuvres classiques traitées avec des "moyens modernes" [10] est, en effet, l’occasion pour le chorégraphe de s’interroger sur les liens entre "la musique de ballet et la nouvelle danse". C’est l’objet de l’article qu’il rédige en 1928 pour la revue Neue Musik Zeitung présenté ci-après. Dans ce texte, Laban analyse notamment l’usage de la musique dans le ballet Don Juan qui a eu, tout au long de ses nombreuses reprises, différentes musiques d’accompagnement dont une composition de Gluck. Rudolf Laban déclare : "Le monde des danseurs d’alors était particulièrement habile à conserver et à transmettre les enchainements de mouvements et ainsi la composition de danse a pu se maintenir toujours et partout à l’identique même dans les détails de sa forme. Un cas semblable (à Don Juan par exemple) d’un ballet dont la musique a été composée plusieurs fois d’après la danse est le ballet de Noverre Les Petits Riens qui a bénéficié entre autres d’une composition de Mozart."
Quelques années après Rudolf Laban, c’est au tour d’Aurelio Milloss de livrer sa version du ballet de Noverre et Mozart. La première est donnée le 6 janvier 1933 au Stadttheater à Augsburg. Les danseurs principaux sont Peter Roleff (le vieux comte), Magda Karder (sa fille) et Paul Böhm (un berger). S’attachant à n’employer que les parties musicales exclusivement écrites par Mozart, Milloss n’utilise l’argument de Noverre que partiellement en reprenant uniquement le thème « des jeux de Cupidon ». Limitant ainsi le sujet, la version d’Ausburg ne satisfait pas entièrement le chorégraphe.
Le 27 octobre 1935, une autre représentation des Petits Riens est donnée à l’Operhaus de Dusseldorf avec Fritz von Kaiserfeld (le vieux comte), M. Hensel (sa belle fille), Marcel Fenchel (un berger), M. Thowart (une bergère) et S. Feige (Cupidon). « Primo ballerino » et chorégraphe à l’Opéra de Rome de 1938 à 1945, Milloss reprend la pièce au Teatro Quirino à Rome le 20 novembre 1945 [11], avec Mariantonietta Pontani (Amour), Ugo dell’Ara (le chasseur), Alberto Felici (le vieux galant), Lucia Galletti (La Coquette), Olga Amati (la bergère) et Ennio Sammartino (le jardinier). Milloss développe ici sa version de 1933, tant sur le plan dramaturgique que musical. Sur une scénographie de Dario Secchi toute en couleurs pastel, le chorégraphe complète les treize morceaux et l’ouverture de Mozart contenus dans la partition originale d’Eulenburg par le Divertimento n.17 en ré majeur. Cet arrangement musical ne convainc pas toute la critique.
C’est dans la même mise en scène que Milloss remonte les Petits Riens le 29 janvier 1970 au Teatro Comunale de Bologne.
France
En France, il faut attendre le XXème siècle pour voir Les Petits Riens de nouveau présents au répertoire. En 1912, c’est la chorégraphe Mariquita (1830-1922) qui reprend le ballet à l’Opéra Comique où elle exerce les fonctions de maitre de ballet depuis 1898 et ce jusqu’en 1920. Durant cette période, elle signe la chorégraphie d’une trentaine de pièces chorégraphiques et de nombreux divertissements d’opéra. La première du ballet des Petits Riens a lieu le 20 avril 1912 "avec Melles Rianza, Kerf, Negri, Dugué, Gootz et M. Quinault" [12]. Les journaux de l’époque comme le Gaulois [13] font des critiques élogieuses de cette reprise. La chronique du Monde artistique du 27 avril 1912 qualifie, quant à lui, le ballet "d’un des plus harmonieux spectacles que nous ait donné cette merveilleuse artiste" [14].
Après l’avoir présenté une première fois lors du programme "Trois siècles de danse à l’Opéra de Paris" en juillet 1941 au grand amphithéâtre de la Sorbonne à Paris, Lycette Darsonval redonne "une reconstitution chorégraphique" du ballet des Petits Riens dans le cadre d’un spectacle intitulé "La cour de Louis XIV ou la naissance de la danse classique" et présenté à la salle Pleyel le 12 février 1955. Le spectacle est sous-titré "La Guimard et Vestris", ces deux rôles étant respectivement interprétés par Lycette Darsonval et Robert Poujol.
Un extrait du ballet avec Lycette Darsonval et Serge Peretti est consultable dans le documentaire de Dominique Delouche :
Enfin, Thierry Malandain présente lui aussi sa version des Petits Riens sur la musique de Mozart avec sa compagnie, le Ballet Biarritz. Jorge Gallardo en conçoit le décor et les costumes et Jean-Claude Asquié, les lumières. Le ballet, créé à Irun le 25 octobre 2005, met en scène 16 danseurs qui - au gré de courtes scènes - évoquent légèrement les délices de l’amour. La scénographie minimaliste et les costumes dépouillés (de simples maillots verts hormis la dernière scène qui voit apparaître des costumes évoquant le XVIIIème siècle) ne renvoient pas à une narration propre au ballet d’action ni au faste baroque mais privilégient une certaine abstraction de l’écriture. "Le but n’est pas ici", nous dit le chorégraphe dans sa note d’intention, "de reconstituer le ballet, mais plutôt de s’amuser d’une danse à l’autre, en profitant justement de la diversité des sources, autant que des incertitudes, pour, à travers un jeu de théâtre dans le théâtre proposer une sorte de work in progress de l’ouvrage."
Dans sa critique de mai 2006, Philippe Verrièle nous décrit ce procédé du ballet dans le ballet : "Un prologue sur un montage de bruits et d’accords d’orchestre montre les danseurs répétant les difficultés techniques dans une suite d’allusions dansées. Dès que la musique est lancée, par un effet de retournement, les danseurs nous font face, la représentation se donne. Mais le traitement, plus qu’elliptique et passablement ironique, du synopsis du ballet original, lequel était déjà une pochade qui ne croyait guère en l’importance de son thème anacréontique, tend à valoriser l’abstraction de l’écriture. Jusqu’à ce retournement final où l’on retrouve le dos des décors du fond, pour assister depuis la scène au salut, en costumes d’époque, des danseurs des Petits Riens. Ballet d’un ballet pour évoquer le ballet dans le ballet, le jeu à multiple fonds de Malandain souligne ainsi que le jeu de scène et la question de la danse d’action comme moyen expressif relèvent de l’anecdote." [15]
Il est à noter que Thierry Malandain avait précédemment créé sa version du ballet Don Juan sur la musique originale de Gluck et, qu’à l’instar de Marie-Geneviève Massé, il a présenté à plusieurs reprises ces deux ballets dans le même programme.
Extrait de la version de Thierry Malandain :
[1] Sacha Guitry et Yvonne Printemps dans Mozart : [photographie de presse] / Agence Meurisse
[2] Lors de cette performance, deux autres courtes pièces chorégraphiées par Marie Rambert et dansées par Frederick Ashton et Eleonora Marra sont présentées : un pas de deux sur une musique de Fritz Kreisler et Argentine dance sur une musique d’Artello.
[3] Mary Clarke, Dancers of Mercury : the story of Ballet Rambert, Londres, A. and C. Black, 1962, p.55
[4] Le programme du spectacle comprend également Leda and the Swan, Mars and Venus, Tragedy of fashion et The Fairy Queen ainsi que deux nouveaux ballets Lady’s Juggler de Susan Salaman et Capriol Suite chorégraphié par F. Ashton.
[5] Article cité par David Vaughan dans Frederick Ashton and his ballets, Londres, Dance Books, 1999, p.35
[6] Cf Dancing times, September 1991 p.1107
[7] Marie Françoise Bouchon, Dictionnaire de la danse, dir. Le Moal, Philippe, Paris, Larousse, 2008, p.471
[8] La Volkshochschule est, en Allemagne, un institut de formation continue pour adultes.
[9] Selon John Hodgson et Valerie Preston-Dunlop dans leur ouvrage Introduction à l’œuvre de Rudolf Laban, durant l’été 1924 "des chœurs de mouvements sont établis dans les villes suivantes : Francfort, Stuttgart, Berne, Budapest, Berlin, Vienne, Lubeck, Zurich, Bâle et Hambourg"
[10] Laure Guilbert, Danser avec le IIIe Reich, Bruxelles, André Versaille, 2011, p.84
[11] Ce spectacle est donné dans le cadre du festival International de musique conçu par le compositeur et critique Mario Labroca et organisé par la Regia Accademia di Santa Cecilia et la R.A.I.
[15] Article de Webthea, mai 2006, cité dans le document de présentation de la pièce par la compagnie.